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17 mai 2015 7 17 /05 /mai /2015 21:48

Témoignages historiques et archéologiques

(II)

 

Suite, ici la première partie de l’article

 

 

Un élément mobile

Dans le Vaticanus Reginensis 316, connu aussi comme le Sacramentaire Gélasien, datant environ de 750, dans les pages qui décrivent le rite du Vendredi Saint, on lit : “hora nona procedunt omnes ad ecclesiam; et ponitur crux super altare”; il n’est pas clair s’il s’agit d’un reste de rite jérosolimitain ou du retour de la croix, cachée pendant le carême, il est certain cependant que la croix est mise sur l’autel juste après l’entrée; suite au récit de certaines oraisons “ingrediuntur diaconi in sacrario. Procedunt cum corpore et sanguinis Domini quod ante die remansit, et ponunt super altare. Et venit sacerdos ante altare adorans crucem Domini et osculans” (47). L’identification entre l’autel et le Calvaire est claire, même sous les aspects de la mystique et de la didactique eucharistique, non sans analogie avec le sermon de Saint Augustin : “pour participer à cet autel approchez-vous avec crainte et tremblement; reconnaissez dans le pain ce qui fut suspendu à la croix et dans le calice ce qui coula de son côté” (48). Le texte du Sacramentaire parle aussi clairement d’une croix sur l’autel avant le déploiement des nappes pour accueillir les espèces eucharistiques; la croix devait être sur l’autel, mais dans une position détachée de la table d’autel, pour ne pas entraver la disposition des saintes espèces.

En Occident des sources plus tardives attestent que la croix était portée sur l’autel seulement au moment de la célébration eucharistique; Innocent III réfère dans le De Sacro Altaris Mysterio: “inter duo candelabra in altari crux collocatur media” (49); dans l’Ordo Bernhardi on spécifie que pendant le chant de la Messe “crux a mansionariis super altare maius ponitur”(50). Nous avons aussi l’attestation que dans certains diocèses de France jusqu’au XVIème siècle était en vigueur la norme qu’il revenait au célébrant de porter la croix sur l’autel (51). Le grand nombre de croix amovibles - réalisées au Moyen-âge de façon à être détachées de la hampe et qui présentent la possibilité d’être enfoncées sur un piédestal - trouve peut être sa raison dans une telle logique (52); à ce propos le Cӕremonialis Episcoporum fait foi d’un usage qui prévoit une croix amovible, indépendante de l’élément qui la soutient, alors qu’il parle pour l’adoration du Vendredi Saint de “détacher la croix du piédestal” (53)

La preuve de ces usages justifierait pourquoi il y a tant de représentations de l’autel sans croix même en plein XVème siècle, alors que désormais la croix sur l’autel pendant la Messe est attestée partout; il est probable qu’à certains endroits elle était apportée à l’autel seulement à certains moments, parce que proprement le sacrifice ne s’accomplit pas pendant l’ensemble de toute la célébration, mais seulement au moment de la consécration, nous ne pouvons pas non plus exclure qu’à certains endroits en raison d’un usage ancien, ou d’un abus récent, elle était absente ou placée ailleurs. L’exigence de rendre visible la croix pendant la “crucifixion non sanglante” représentée par la Messe est aussi à mettre en connexion avec les limites de la compréhension humaine, pour laquelle il n’y a pas l’évidence sensible du mystère célébré. Déjà Saint Ambroise disait: “etsi nunc Christus non videtur offerre, tamen ipse offertur in terris quando corpus Christi offertur”(54); ainsi la représentation visible devient aussi une exigence naturelle.

 

Preuves d’une croix sur l’autel en Orient au V-VIème siècle

Un lien s’impose avec la représentation, sur la pyxide du Cleveland Museum of Art, d’une table d’autel tripode sous un ciborium, sur laquelle se trouvent une croix et un livre fermé (55); malgré les difficultés sur la datation, qui tourne autour du V-VIème siècle, nous avons la preuve d’une croix en position centrale par rapport à la table d’autel, dans une évidente fonction rituelle. Elle se trouve d’ailleurs au centre de la courbature d’un autel tripode en sigma, dans la position opposée à celle du célébrant, qui était toujours du côté droit. Il n’est pas à exclure que la croix avait un piédestal propre et indépendant de la table d’autel; au sujet de la découverte de la pyxide subsistent certains doutes en raison de sa provenance d’une collection, mais l’hypothèse unanimement avancée est celle du milieu syro-palestinien.

 

La “pyxide du Cleveland Museum of art" (V-VI sec.); sur la gauche l’autel tripode avec croix

 

Des interrogations sont soulevées aussi par la représentation sur un sarcophage restitué par la nécropole de Takadyn, en Asie Mineure, qui semble reproduire un autel surmonté par une croix, sous un baldaquin en arc; il est à noter que la croix représentée est dotée d’un piédestal, ce qui conduirait à penser à un élément mobile (56). La datation de la nécropole et du sarcophage est plutôt incertaine, elle pourrait être placée aux environs du Vème ou VIème siècle.

D’un relief particulier est la notice selon laquelle, au VIème siècle, dans les églises nestoriennes de Mésopotamie, la présence de la croix était courante et prescrite sur une console au-dessus de l’autel adossé au mur, le dit “Katastroma” (57). A ce dernier s’adressait le prêtre pendant la consécration. Nous sommes en présence de certaines données qui témoignent d’usages communs ou similaires dans l’Orient chrétien antique à une époque qui ne dépasse pas le V-VIème siècle.

 

Conclusions

Legimus in Veteri testamento quod semper Dominus Moysi et Aron ad ostium tabernacoli sit locutus” écrit Saint Jérome (58). Pour s’adresser à Dieu et en recevoir des bénédictions il est naturel qu’on s’adresse vers lui ou vers ce qui indique sa présence et son lien avec les hommes. Dans l’ancien rituel du temple de Jérusalem le sacrifice et la prière étaient adressés vers l’Arche de l’Alliance et, après que l’Arche fut emportée, vers la pierre qui la soutenait, la dite sethiya. Dans les synagogues, où il n’était pas possible de faire des sacrifices, on s’y rendait pour prier et se tournait en direction de Jérusalem (59) et dans cette direction il y avait une niche où se trouvaient les livres sacrés de la même façon que l’Arche avait contenu les tables de la loi (les découvertes archéologiques de la synagogue de Doura Europos ont restitué un exemple d’une telle niche creusée dans le mur avec une orientation précise).

Le prêtre est médiateur et, dans son rôle d’intercesseur, ne peut que s’adresser à Dieu ou à ce qui le figure. Comme l’Arche dans l’Ancien Testament la Croix est ainsi le symbole de la Nouvelle Alliance scellée par le Christ, du nouveau lien entre Dieu et les hommes. La mosaïque de Sainte Pudentienne à Rome, au caractère plus liturgique que décoratif, semble témoigner particulièrement de cette idée de la Croix comme le pont entre le divin et l’humain, comme l’unique moyen pour atteindre la Jérusalem céleste vers laquelle on se tourne (60). La Croix est le point culminant vers lequel le regard du célébrant et des fidèles “s’oriente”. Selon la thèse de Stefan Heid la croix et l'abside assument en ce cas la fonction d’ “Orient idéal” vers lequel on adresse la prière, surtout dans les édifices où manque une orientation “physique” vers le lever du soleil, comme à Rome (61). On peut aussi avancer l’hypothèse que dans les temps anciens la croix n’obligeait pas toujours et en tous cas à se tourner directement vers elle, mais qu’elle était présente, dans des positions différentes, mais toujours centrales, comme le signe visible du renouvellement du sacrifice du Christ sur les autels : une monition pour le célébrant et les fidèles. Per visibilia ad invisibilia. Dans le contexte eucharistique où une chose est ce qu’on voit, autre chose est ce qu’elle est, l’image du mystère qui se réalise a plus que raisonnablement sa place.

Il est avéré que le fait de se tourner vers la croix prévaut dans la liturgie romaine jusqu’à devenir général du moins à partir du bas Moyen-âge. On ne peut peut-être pas affirmer avec certitude la diffusion universelle de cette pratique à l’époque de l’Antiquité tardive et il n’est pas certain que dès les premiers siècles on priait partout “versus crucem”. Cependant dans le milieu romain et de Ravenne il est probable que déjà au cours du V-VIème siècle, dans l’espace presbytéral, la croix pouvait être suspendue à une certaine hauteur dans la nef ou dans le sanctuaire, ou qu’elle était située à proximité de l’autel, peut-être sur un piédestal indépendant de la table d’autel (62), ou comme dit plus haut, représentée dans l’abside. Les datations pour le milieu oriental paraissent analogues.

Il est peut-être possible que pour le rite romain la généralisation uniforme des usages ne soit pas arrivée avant le XIIème siècle, mais la célébration vers la croix ou la présence centrale de celle-ci dans le cadre liturgique sont difficiles à nier déjà pour le Vème siècle et les témoignages archéologiques et documentaires semblent aller en ce sens.

 

Don Stefano Carusi

 

 

(47) A. Chavasse, Le cycle liturgique romain annuel selon le sacramentare du “Vaticanus reginensis 316”  in Textes liturgiques de l’Eglise de Rome, Paris 1997, p. 98-103 ; Id., La liturgie de la Ville de Rome du Vᵉ au VIIᵉ siècle, Roma 1993 (Studia Anselmiana 112 - Analecta liturgica 18), p. 191, l’auteur renvoie cette pratique liturgique du Vendredi Saint à la liturgie titulaire.

(48) Aug., serm. CCXXVIII B (PL 46, 827-828). Miscellanea Agostiniana, vol. I, Sancti Augustini sermones post Maurinos reperti, ed. G. Morin O.S.B., Romae, Typis polyglottis Vaticanis, 1930, pp. 18-20.

(49) Innoc. III, De Sacro Alt. Myst., II, c. 21 (PL 217, 811). Il sacrosanto mistero dell’altare (De sacro altaris mysterio),  ed. Stanislao Fioramonti, Città del Vaticano 2002 (Monumenta Studia Instrumenta Liturgica 15).

(50) Ludwig Fischer (ed.), Bernhardi cardinalis et Lateranensis ecclesiae prioris Ordo Officiorum Ecclesiae Lateranensis, München u. Freising 1916, p. 98; M. Righetti, Manuale, p. 536 ss.

(51) Ibidem.

(52) Déjà l’Ordo Romanus I, 125-126 (Andrieu), parle de “cruces portantes”, quoique leur fonction n’ait pas encore été tout à fait éclaircie.

(53) Cӕremonialis Episcoporum, l. II, cap. XXV, 23  (ed. 1752).

(54) Ambr., Explan. psalm. XII, XXXVIII, 25, 3 (ed. Petschenig, CSEL 64/6).

(55) Archer St. Clair, The Visit to the Tomb:Narrative and liturgy Three Early Christian Pyxides, in Gesta, t. 18 (1979) p. 131 ss., fig. 9.

(56) Pasquale Testini, Archeologia Cristiana, Bari 1980, p. 305.

(57) Il s’agit des homélies du Pseudo-Narsai, cfr. Richard Hugh Connolly, The liturgical homilies of Narsai, Cambridge 1909, Cfr. Sebastian P. Brock, Diachronic aspects of syriac word formation : an aid for dating anonymous texts, in V Symposium Syriacum (Katholieke Universiteit, Leuven, 29-31 août 1988), Roma 1990, pp. 321-330, (OCA 236); Louise Abramowski, Die liturgische Homilie des Ps. Narses mit dem Meßbekenntnis und einem Theodor-Zitat, in Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester 78 (1996), p. 87-100.

(58)  Hier., epist. XVIII A (ad Damasum), 8, 1 (CSEL 54/1).

(59) Louis Bouyer, Architettura e liturgia, Magnano 1994, pp. 16 e ss.

(60) S. Heid, Kreuz, Jerusalem, Kosmos, Munster 2001, pp. 169 e ss.

(61) S. Heid, Gebetshaltung und Ostung in frühchristlicher Zeit. in Rivista di Archeologia Cristiana 82 (2006).

(62) Cette dernière solution résoudrait dans le cas de Rome la fameuse question d’une croix sur l’autel avant le déploiement attesté des nappes de la part des diacres.

 
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Published by Disputationes theologicae