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20 avril 2011 3 20 /04 /avril /2011 09:19

Entre liturgie et théologie, à travers les déclarations de quelques-uns de ses principaux rédacteurs (Annibale Bugnini, Carlo Braga, Ferdinando Antonelli)

par Don Stefano Carusi

- Troisième partie -

 

7 – Samedi Saint

- [OHS 1956] : La bénédiction du cierge pascal est déplacée à l’extérieur de l’Eglise, avec un cierge qui doit donc être porté durant toute la cérémonie par le Diacre[1].

Avec la réforme opérée, tous les chandeliers de la Chrétienté, prévus spécialement pour le cierge pascal, et dont certains dataient des aubes du Christianisme, sont rendus inutilisables le jour du Samedi Saint. Sous le prétexte de retourner aux origines, les chefs-d’œuvre liturgiques de l’Antiquité sont transformés en inutiles pièces de musée. De plus, le nombre ternaire des invocations « Lumen Christi » perd tout son sens liturgique.

[MR 1952] : A l’extérieur, on bénissait le feu nouveau et les grains d’encens, mais non le cierge. Le feu était communiqué au Roseau (arundo), une sorte de manche muni de trois cierges à son sommet, lesquels étaient allumés progressivement au cours de la procession, à chaque invocation « Lumen Christi », d’où le nombre de trois invocations. Avec l’un de ces cierges, on allumait ensuite le cierge pascal, qui demeurait depuis le début de la cérémonie posé sur le chandelier pascal (dans de nombreuses églises paléochrétiennes la hauteur du chandelier avait déterminé la construction d’un ambon de même hauteur afin de pouvoir atteindre le cierge). Le feu (lumière de la Résurrection) était donc porté par le « Roseau » à trois flammes (la Sainte Trinité) jusqu’au grand cierge pascal (le Christ ressuscité), afin de symboliser que la Résurrection est opérée par la Sainte-Trinité[2].


http://1.bp.blogspot.com/_AuHgyRl_j7w/S7N30Z4eNqI/AAAAAAAAAI0/SH8dCJXS42Q/s400/Ambone.jpg Ambon et chandelier pascal

 

- [OHS 1956] : On décide que le cierge pascal doit être placé au centre du chœur, au terme de la procession avec le cierge, dans une église illuminée progressivement au fur-et-à-mesure des trois invocations : à chaque « Lumen Christi », on génuflecte vers le cierge, et à la troisième invocation, toute l’Eglise est illuminée[3].

Une fois inventée la procession avec le cierge, on décide de placer ce dernier au centre du chœur, où il devient donc le point de référence de la prière, comme il l’était déjà devenu durant la procession. Il devient ainsi plus important que la Croix : il s’agit là d’une étrange nouveauté qui modifie l’orientation de la prière à phases intermittentes.

[MR 1952] : Le cierge, au début de la cérémonie, est éteint, sur le chandelier placé le plus souvent côté évangile. Le Diacre et le Sous-diacre s’y rende avec le « Roseau » pour l’allumer durant le chant de l’Exultet. Il en résulte que les seuls cierges allumés à partir du feu béni – lumière de la Résurrection sont ceux du « Roseau », jusqu’au chant de l’Exultet[4]. 

 

- [OHS 1956] : Destruction du symbolisme de l’Exultet et de sa nature de bénédiction diaconale[5].

Certains réformateurs auraient voulu purement éliminer cette cérémonie, mais l’amour porté depuis toujours au chant de l’Exultet fit que d’autres s’opposèrent à la modification du texte : « La Commission, étant donné que les passages qui pourraient être éliminés sont peu nombreux, et d’importance réduite, pense qu’il est plus opportun de conserver le texte traditionnel »[6]. Le résultat fut l’énième confusion résultant de l’association entre un chant traditionnel et un rite totalement altéré. Il s’ensuit ainsi que l’un des moments les plus significatifs de l’année liturgique devient une pièce de théâtre d’une désarmante incohérence. En effet, les actions dont parle celui qui chante l’Exultet ont déjà été accomplies environ une demi-heure plus tôt, à la porte de l’Eglise : on chante l’insertion des grains d’encens, « suscipe Pater incensi huius sacrificium vespertinum »[7], alors qu’ils sont déjà fixés au cierge depuis un certain temps ; on magnifie l’illumination du cierge avec la lumière de la Résurrection, « sediam columnae huius praeconia novimus quam in honorem Dei rutilans ignis accendit »[8], alors que le cierge est allumé depuis longtemps, et la cire coule déjà abondamment. Il n’y a donc plus aucune logique. Le symbolisme de la lumière est lui-aussi totalement détruit lorsqu’on chante triomphalement l’ordre d’allumer toutes les lumières, symbole de la Résurrection, « alitur enim liquantibus ceris, quas in substantiam pretiosae huis lampadis apis mater eduxit »[9], mais dans une église qui est déjà toute illuminée par les cierges allumés au feu nouveau. Le symbolisme réformé est incompréhensible simplement parce qu’il n’est plus symbolique, puisque les paroles prononcées n’ont plus aucun rapport avec la réalité du rite. Le chant de la prière pascale constituait en outre, unie aux gestes qui l’accompagnaient, la bénédiction diaconale par excellence ; après la réforme, le cierge a été béni avec de l’eau à l’extérieur de l’église, mais on maintient pourtant une partie de l’antique bénédiction, à cause de sa grande beauté esthétique. Malheureusement, en agissant ainsi, la liturgie est réduite à une pièce de théâtre.

[MR 1952] : Le chant de l’Exultet commence devant le cierge éteint ; les grains d’encens y sont figés lorsque le chant parle de l’encens ; le cierge est allumé par le Diacre, et les lumières de l’Eglise sont allumées au moment où le chant fait référence à ces actions. Ce sont ces actions unies au chant qui constituent la bénédiction[10].


http://1.bp.blogspot.com/_AuHgyRl_j7w/S6-e-xaYxeI/AAAAAAAAAHM/PHpEtUVxYHw/s400/Exultet.jpg

Chant de l'exsultet

 

- [OHS 1956] : Introduction de l’incroyable pratique de diviser les litanies en deux parties, pour insérer au milieu la bénédiction de l’eau baptismale[11].

Un tel choix est tout simplement extravagant et incohérent : jamais on n’avait vu séparer en deux parties une prière impétratoire. L’introduction des rites baptismaux au milieu est d’une incohérence encore plus grande.

[MR 1952] : Une fois accomplie la bénédiction des fonts baptismaux, on chante les litanies, qui précèdent la Messe[12].

 

- [OHS 1956] : L’eau baptismale est bénie dans une bassine au milieu du chœur, le célébrant faisant face aux fidèles, et tournant donc le dos à l’autel[13].

En substance, on décide de substituer aux fonts baptismaux une vulgaire casserole qu’on installe au centre du chœur : ce choix est dicté, encore une fois, par l’obsession que tous les rites soient accomplis par « les ministres sacrés tournés vers le peuple »[14], mais dos à Dieu. Les fidèles doivent dans cette logique devenir « les véritables acteurs de la célébration […]. La Commission a accueilli les aspirations fondées du peuple de Dieu […] l’Eglise était ouverte à des ferments de rénovation »[15]. Ces choix, fondés sur un populisme pastoral que le peuple n’avait jamais réclamé, aboutiront à la destruction de tout le sens de l’architecture sacrée, depuis les origines jusqu’à aujourd’hui. Autrefois les fonts baptismaux étaient hors de l’église ou, durant les époques successives, à l’intérieur des murs de l’édifice, mais aux alentours de la porte d’entrée, puisque selon la théologie catholique le baptême est la porte, « ianua sacramentorum ». Il est le sacrement qui rend membre de l’Eglise celui qui est encore en-dehors d’elle ; il est le sacrement qui permet réellement l’accès dans l’Eglise, et il était donc figuré comme tel par les dispositions et les gestes liturgiques. Le catéchumène reçoit le caractère qui le fait membre de l’Eglise, et c’est pour cette raison qu’il doit être accueilli à l’entrée, purifié par l’eau baptismale, et ayant acquis par elle le droit d’accéder à la nef, en tant que nouveau membre de l’Eglise, en tant que fidèle. Mais comme fidèle, il accède seulement à la nef, et pas au chœur, puisque celui-ci est réservé au clergé, à savoir les membres de l’Eglise qui ont reçu le sacerdoce ministériel ou qui sont en relation avec lui. Cette répartition traditionnelle était fondée sur la distinction entre le sacerdoce qu’on appelle « commun » des baptisés et le sacerdoce ministériel, distinction qui est « essentielle » et non pas simplement une distinction d’espèces : ce sont deux choses diverses, et non pas deux degrés distincts d’une même essence. Mais les changements apportés, non seulement font accéder ici des fidèles au chœur (comme ils l’avaient déjà fait pour le Jeudi Saint), mais même des non-baptisés. Celui qui est encore la « proie du démon » parce qu’il a le péché originel est considéré de la même façon que celui qui a reçu l’ordination sacrée, et il accède au chœur en étant encore catéchumène : le symbolisme traditionnel est purement et simplement massacré.

[MR 1952] : La bénédiction de l’eau baptismale se fait aux fonts baptismaux, en dehors ou au fond de l’église. Les éventuels catéchumènes sont accueillis à l’entrée de l’église, reçoivent le baptême, et peuvent ensuite seulement accéder à la nef, mais ils n’entrent pas dans le chœur, comme il est logique, ni avant, ni après le baptême[16].

 

- [OHS 1956] : Altération du symbolisme du chant du Sicut cervus tiré du psaume 41[17].

Après avoir inventé un baptistère dans le chœur, on se trouve face à un problème pratique : il faut rapporter quelque part l’eau utilisée. On invente donc une cérémonie pour porter l’eau aux fonts, après l’avoir bénie devant les fidèles, et surtout après avoir administré un éventuel baptême.  La translation de l’eau baptismale s’accomplit en chantant le Sicut cervus, à savoir la partie du psaume 41 qui fait référence à la soif du cerf, soif déchaînée par la morsure du serpent, et qui ne s’éteint qu’un buvant l’eau salutaire. Mais ici, on ne tient pas compte du fait que le cerf était assoiffé de l’eau baptismale, après la morsure du serpent infernal : le baptême ayant déjà été conféré, le cerf n’a plus soif puisque, en figure, il a déjà bu ! Le symbolisme est donc non seulement modifié, mais presque inversé.

[MR 1952] : A la fin du chant des prophéties ; le célébrant se dirige vers les fonts baptismaux pour procéder à la bénédiction de l’eau et au baptême des éventuels catéchumènes. Pendant ce temps, on chante le Sicut cervus[18], qui précède donc en toute logique le baptême.

 

- [OHS 1956] : Invention ex nihilo de la « rénovation des promesses du baptême »[19].

On procède ici, d’une certaine façon, « à l’aveugle », avec des créations pastorales qui n’ont pas de véritable fondement dans l’histoire de la liturgie. Dans le sillage de l’idée selon laquelle les sacrements doivent revivre dans les consciences, on introduit donc un renouvellement des promesses du baptême, qui devient une sorte de « prise de conscience » du sacrement reçu dans le passé. Une tendance comparable avait déjà surgi dans les années vingt du siècle passé : en polémique voilée contre les décisions de saint Pie X permettant la communion des enfants dès l’âge de raison, était apparue l’étrange pratique de la « communion solennelle » ou « profession de foi » : l’adolescent, vers treize ans, devait « refaire » sa première communion, dans une sorte de prise de conscience du sacrement qu’il recevait depuis plusieurs années déjà. Cette pratique, même si elle ne remet pas en cause la doctrine catholique de l’« ex opere operato », accentue cependant dans le sacrement son aspect subjectif, aux dépens de son aspect objectif. Et elle a abouti, avec le temps, à l’obscurcissement et à la perte de sens du sacrement de confirmation. Un processus analogue se rencontrera en 1969, avec l’introduction le Jeudi Saint de la cérémonie du « renouvellement des promesses sacerdotales ». Avec une telle pratique, on introduit un lien entre l’ordre sacramentel et l’ordre sentimentalo-émotionnel, entre efficacité du sacrement et prise de conscience, phénomène qui n’a pas une grande place dans la tradition. Le terrain de ces innovations, qui n’ont aucun fondement ni dans l’Ecriture, ni dans la pratique de l’Eglise, semble être une faible conviction en l’efficacité des sacrements. Même si ce n’est pas en soi une innovation ouvertement erronée, elle semble toutefois tendre dangereusement vers des théories d’origine luthérienne, lesquelles, excluant le rôle de l’ « ex opere operato », tiennent que les rites sacramentaux servent davantage à « réveiller la foi » qu’à conférer la grâce. Reste d’autre part difficile à comprendre le véritable but visé par cette réforme : d’une part, on fait de grandes coupes dans les célébrations pour en réduire la longueur, et d’autre part, on y ajoute d’ennuyeux passages, qui appesantissent outre mesure la cérémonie.

[MR 1952] : Il n’y a pas de rénovation des promesses baptismales, de même qu’il n’y en a jamais eu sous cette forme dans l’histoire de la liturgie, ni en Orient ni en Occident.

 

- [OHS 1956] : Invention d’une admonition durant le renouvellement des promesses  baptismale, qui peut être récitée aussi en langue vulgaire[20].

Les accents de cette admonition moralisante trahissent terriblement l’époque de sa rédaction (le milieu des années cinquante), et elle apparaît aujourd’hui déjà désuète, en plus d’être passablement ennuyeuse. Les réformateurs introduisent de plus ici le mode typiquement aliturgique de se tourner vers les fidèles durant le rite, qui est une sorte d’hybride entre l’homélie et la célébration, et qui aura tant de succès dans les années suivantes.

[MR 1952] : Rien.

 

- [OHS 1956] : Introduction du Pater récité par tous, et éventuellement en langue vulgaire[21].

Le Notre Père est précédé d’une exhortation aux accents sentimentaux.

[MR 1952] : Rien.

 

- [OHS 1956] : Reprise, sans aucun sens liturgique, de la seconde partie des litanies, qui avaient été interrompues en plein milieu avant la bénédiction de l’eau baptismale[22].

On avait commencé à prier à genoux, pour le début des litanies avant la bénédiction de l’eau, et puis avaient suivi un grand nombre de cérémonies et de déplacements dans le chœur, jusqu’aux réjouissances pour un évènement comme la bénédiction de l’eau baptismale et pour un éventuel baptême ; mais après tout cela, on reprend la même prière litanique et impétratoire qui avait été interrompue une demi-heure plus tôt, au point précis où on l’avait laissée suspendue (difficile de savoir si les fidèles, eux, se souviennent de l’endroit où ils l’ont interrompue) : innovation incohérente et incompréhensible.

[MR 1952] : Les litanies, récitées intégralement sans interruption, se chantent après la bénédiction des fonts baptismaux, avant la Messe[23].

 

- [OHS 1956] : Suppression des prières au bas de l’autel, du psaume Judica me (Ps. 42) et du Confiteor au début de la Messe[24].

On décide que la Messe doit commencer en omettant la récitation du Confiteor et du psaume pénitentiel. Le psaume 42, qui rappelle l’indignité du prêtre qui va accéder à l’autel, n’est certes pas apprécié par les réformateurs, sans doute parce qu’il se récite en bas des marches, avant de pouvoir monter vers l’autel : lorsque la logique liturgique sous-jacente est celle de l’autel vu comme « ara crucis », comme lieu sacré et terrible où est rendue présente la Passion rédemptrice du Christ, on comprend aisément le sens d’une prière qui rappelle l’indignité de quiconque prétend gravir ces marches pour y accéder. La disparition du psaume 42, qui sera éliminé dans les années suivantes de toutes les Messes, semble au contraire vouloir préparer les esprits à une nouvelle ritualité de l’autel, qui symbolise désormais bien plus une table commune que le Calvaire, et qui par conséquent ne réclame plus ni la crainte sacrée ni le sens de sa propre indignité que le prêtre confessait dans le psaume 42.

[MR 1952] : La Messe commence avec les prières au bas de l’autel, avec le psaume 42, « Judica me Deus » et le Confiteor[25].

 

- [OHS 1956] : Dans le même décret, tous les rites de la Vigile de la Pentecôte sont éliminés, exception faite de la Messe[26].

Cette abolition hâtive a tout l’air d’avoir été ajoutée au dernier moment. La Pentecôte prévoyait depuis toujours une Vigile semblable dans ses rites à celle de Pâques. Mais la réforme de la Semaine Sainte, qui n’avait pas moyen de modifier celle de la Pentecôte, ne pouvait pas non plus laisser subsister côte à côte deux rites qui, en l’espace de cinquante jours, se seraient déroulés l’un dans la forme réformée, l’autre dans la forme traditionnelle. Dans la précipitation, on décide donc de supprimer ce qu’on n’avait pas eu le temps de réformer, et le couperet s’abat sur la Vigile de la Pentecôte. Il résultat d’une telle improvisation qu’on ne prit pas le temps d’harmoniser les textes de la Messe qui suivait traditionnellement les rites de la Vigile avec cette suppression, au point que certaines phrases prononcées par le célébrant, durant le canon, deviennent totalement incongrues. Car ce canon de la Pentecôte prévoyait que la Messe fût précédée des rites baptismaux, rites supprimés par la réforme de 1955 ; le célébrant parle donc maintenant, durant le Hanc igitur  propre à cette Messe, du rite baptismal de la Vigile, qu’il s’agisse de la bénédiction des fonts ou de la collation du sacrement : « pro his quoque, quos regenerare dignatus es ex aqua, et Spiritu Sancto, tribuens eis remissionem peccatorum »[27] - mais de ce rite, il ne reste aujourd’hui plus aucune trace. La Commission, dans sa hâte de supprimer, ne s’en était peut-être pas même rendu compte.

[MR 1952] : La Vigile de la Pentecôte possède ses rites de caractère baptismal, auxquels fait référence l’Hanc igitur de la Messe qui suit[28].

 

 

CONCLUSION

En conclusion, comme nous l’avons déjà affirmé, les changements ne se sont pas limités à des questions d’horaires, qui auraient pu légitimement modifiés de façon sensée, pour le bien des fidèles. Mais ils ont bouleversé les rites séculaires de la Semaine Sainte. Depuis le Dimanche des Rameaux, on a inventé une ritualité tournée vers le peuple, et dos à la croix et au Christ sur l’autel ; le Jeudi Saint, on fait accéder des laïcs au chœur ; le Vendredi, on réduit les honneurs dus au Saint-Sacrement et on altère la vénération de la croix ; le Samedi, non seulement on laisse libre cours à la fantaisie réformatrice des experts, mais on démolit le symbolisme relatif au péché originel et au baptême comme porte d’accès à l’Eglise. A une époque qui dit vouloir redécouvrir la Sainte Ecriture, on ampute les passages lus ces jours-ci, malgré leur importance, et on en retranche précisément les passages évangéliques relatifs à l’institution de l’Eucharistie dans les évangiles de saint Matthieu, de saint Luc et de saint Marc. Dans la tradition, chaque fois qu’on lisait en ces jours l’institution de l’Eucharistie, elle était mise en rapport avec le récit de la Passion, dans le but d’indiquer à quel point la dernière Cène était l’anticipation de la mort sur la croix le lendemain, et signifier ainsi la nature sacrificielle de la dernière Cène. Trois jours étaient consacrés à la lecture de ces passages : le Dimanche des Rameaux, le Mardi et le Mercredi Saint ; grâce aux réformateurs, l’institution de l’Eucharistie disparaît totalement du cycle liturgique annuel !

Toute la logique de la réforme va en fait dans le sens d’un mélange de rationalisme et d’archéologisme aux contours parfois fantaisistes. Nous ne voulons pas affirmer, cependant, que ce rite manque de l’orthodoxie nécessaire : non seulement parce que les arguments sont insuffisants pour porter un tel jugement, mais aussi parce que l’assistance divine promise par le Christ à son Eglise s’étend jusqu’à ce que la théologie appelle des « faits dogmatiques » (et parmi eux il faut placer la promulgation d’une loi liturgique universelle), et qu’elle empêche donc que se rencontre à l’intérieur d’un rite une expression explicitement hétérodoxe. Une fois ces précisions apportées, on ne peut cependant se dispenser de noter l’inopportunité et l’extravagance de certains rites de la Semaine Sainte réformée, tout en réclamant la possibilité et la licéité d’une discussion théologique sur cette question, dans la recherche de la véritable continuité de l’expression liturgique de la Tradition.

Nier que l’Ordo Hebdomadae Sanctae Instauratus soit l’œuvre d’un groupe de savants universitaires, auxquels se joignirent malheureusement un certain nombre d’expérimentateurs liturgiques, serait nier la réalité des faits ; avec le respect que nous devons à l’autorité papale qui a promulgué cette réforme, nous nous sommes permis d’avancer les critiques précédentes, puisque la nature expérimentales de ces innovations requiert que l’on en fasse un bilan.

Si selon le P. Braga, cette réforme fut le « bélier » qui déstabilisa la liturgie romaine des jours les plus saints de l’année, ce fut principalement parce qu’un tel bouleversement eut des répercussions notables sur tout l’esprit liturgique subséquent. En effet, le réforme marqua le début d’une déplorable attitude selon laquelle, en matière liturgique, on pourrait faire et défaire selon le bon plaisir des experts, et ainsi supprimer ou réintroduire un élément ou l’autre sur la base d’opinions historico-archéologiques, à propos desquelles on dut parfois se résoudre à admettre un peu plus tard que les historiens s’étaient trompés (le cas le plus marquant étant celui, mutatis mutandis, du si célèbre « canon d’Hippolyte »). La liturgie n’est pas un jouet entre les mains du théologien ou du symboliste le plus en vogue, la liturgie tire sa force de la Tradition, de l’usage que l’Eglise infailliblement en a fait, de ces gestes qui se sont répétés à travers les siècles, d’un symbolisme qui ne peut pas exister seulement dans l’esprit de quelques spécialistes originaux, mais qui au contraire répond au sens commun du clergé et du peuple qui a prié de cette façon pendant des siècles. Notre analyse est cependant confirmée par la synthèse du P. Braga, protagoniste de premier rang dans ces évènements : « ce qui n’était pas possible, psychologiquement et spirituellement, aux temps de Pie V et d’Urbain VIII à cause de la Tradition (et nous soulignons ce « à cause de la Tradition », nda), de l’insuffisante formation spirituelle et théologique, et du manque de connaissance des sources liturgiques, fut rendu possible au temps de Pie XII »[29]. Même en partageant l’analyse des faits, qu’il nous soit permis d’objecter que la Tradition, loin de constituer un obstacle à l’œuvre de réforme liturgique, en est au contraire le fondement. Traiter avec dédain l’époque qui a suivi le Concile de Trente, et considérer saint Pie V et ses successeurs comme des hommes « à la formation spirituelle et théologique insuffisante » est un prétexte et un argument presque hétérodoxe qui ne vise qu’à rejeter l’œuvre pluriséculaire de l’Eglise. Mais ce n’est un mystère pour personne que tel fut le climat des années cinquante et soixante ayant donné lieu à ces réformes. Sous prétexte d’archéologisme, on a fini par substituer à la sagesse millénaire de l’Eglise le caprice d’un arbitraire personnel. Et en agissant ainsi, loin de « réformer » la liturgie, on ne peut que la « déformer ». Sous le prétexte de restaurer des éléments d’antiquité, sur lesquels il n’existe que des études scientifiques de valeur douteuse, on se débarrasse de la Tradition, et après avoir déchiré le tissu liturgique, on bricole un raccommodage maladroit en y recousant une pièce d’authenticité improbable. L’impossibilité de ressusciter dans leur intégralité des rites qui, s’ils ont existé, sont morts depuis des siècles, a pour conséquence inévitable que le reste de l’œuvre de « restauration » soit abandonnée aux improvisations de la libre fantaisie des « experts ».

Le jugement global sur la liturgie de la Semaine Sainte, et pas seulement sur elle, en raison de son caractère d’assemblage artificiel et de mise en œuvre d’intuitions personnelles mal raccordées avec la Tradition, est dans son ensemble globalement négatif, et elle ne peut certainement pas constituer un modèle de réforme liturgique. Or nous avons analysé le cas de la réforme de 1955-56 parce qu’elle fut, selon Annibale Bugnini, la première occasion d’inaugurer une nouvelle façon de concevoir la liturgie.

Les rites nés de cette réforme ne furent pratiqués universellement dans l’Eglise que durant quelques années, dans une succession continuelle de réformes. Mais aujourd’hui, cette façon artificielle de concevoir la liturgie est sur le déclin : un vaste ouvrage de réappropriation des richesses liturgiques du rite romain est en train de s’imposer. Le regard doit alors immanquablement se porter vers ce que l’Eglise a fait durant des siècles, avec la certitude que ces rites séculaires bénéficient de l’onction du Saint-Esprit, et qu’en tant que tels, ils constituent le modèle indépassable de toute entreprise de véritable réforme. C’est ce qui faisait dire à celui qui était alors le cardinal Ratzinger, que « dans le cours de son histoire, l’Eglise n’a jamais aboli ni interdit des formes orthodoxes de la liturgie, car cela serait étranger à l’esprit même de l’Eglise »[30] – et ce sont de telles formes liturgiques, surtout lorsqu’elles sont millénaires, qui demeurent le phare pour toute véritable œuvre de réforme.

 



[1]OHS 1956, p. 86.

[2]MR 1952, p. 178.

[3]OHS 1956, p. 88.

[4]MR 1952, p. 178.

[5]OHS 1956, p. 89.

[6]N. Giampietro, op. cit., p. 318.

[7]OHS 1956, p. 94.

[8]OHS 1956, p. 94.

[9]OHS 1956, p. 94.

[10]MR 1952, pp. 179-185. D’un point de vue historique, on pourrait discuter l’évolution de cette connexion entre les parties chantées et les gestes, et assignant des époques diverses à l’introduction des gestes en rapport à l’évolution du texte. Toutefois, on ne peut nier le développement symbiotique de la gestualité rituelle avec la signification des paroles au cours de l’histoire ; ce développement s’étant stabilisé, d’une façon harmonieuse et significative, sous le sceau de la Tradition.

[11]OHS 1956, pp. 101-102; 113-114.

[12]MR 1952, p. 207.

[13]OHS 1956, p. 103.

[14]C. Braga, op. cit., p. 23.

[15]C. Braga, op. cit., p. 18-19.

[16]MR 1952, pp. 199 sv.

[17]OHS 1956, p. 111. Une rubrique pour le moins confuse est ajoutée au n. 23 pour l’usage éventuel d’un baptistère séparé de l’Eglise : dans ce cas, le Sicutcervus est chanté au moment opportun. On ne comprend pas le pourquoi de cette incongruité qui contredit la rubrique précédente. 

[18]MR 1952, p. 199.

[19]OHS 1956, p. 112.

[20]OHS 1956, p. 112.

[21]OHS 1956, p. 112.

[22]OHS 1956, pp. 113-115.

[23]MR 1952, p. 210.

[24]OHS 1956, p. 115.

[25]MR 1952, p. 210.

[26]OHS 1956, p.vi, note 16.

[27]MR 1952, p. 247.

[28]MR 1952, pp. 336 sv.

[29] C. Braga, op. cit., p. 18.

[30]J. card. Ratzinger, « Dix ans après le Motu proprio Ecclesia Dei », conférence du 24 octobre 1998.

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