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21 décembre 2014 7 21 /12 /décembre /2014 10:46

Un aspect du dernier Synode sur la Famille

 

                                                                              21 décembre 2014, Saint Thomas Apôtre

 

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Que se cache-t-il derrière la dite “thèse Kasper”, thèse qu’on a essayé d’imposer au dernier Synode, sur l’admission à la Communion eucharistique des divorcés “remariés”? Les facteurs sont multiples et certainement, comme l’a courageusement souligné Socci, il s’agit d’une capitulation totale aux requêtes des “pouvoirs mondains”. Ce n’est pas non plus un hasard si le Cardinal Pell, un des ecclésiastiques qui se sont le plus distingués dans la bataille contre ces attaques, a dit : “c’est un enjeu dans l’affrontement entre ce qui reste du Christianisme en Europe et un néo-paganisme agressif. Tous les adversaires du christianisme voudraient que l’Eglise capitule sur ce point” (au passage, c’est une grande joie de constater qu’il y a eu ici une résistance tenace aux abus de pouvoir par le travail d’une partie du milieu ecclésial modéré, mais en même temps il est douloureux de constater les résistances manquées dans une large partie du milieu Vetus Ordo).

Dans cette brève étude nous voudrions mettre en évidence un aspect non secondaire. La question posée est la suivante : de telles positions, au-delà des prétextes pastoraux présentés, ne sont-elles pas dans une certaine cohérence théologique avec le luthéranisme?

 

La gravité radicale des questions en jeux

La foi est un édifice harmonieux, dans lequel tous les mystères se relient admirablement et s’embrassent dans celui qu’on appelle “nexus mysteriorum”; les dogmes sont tellement liés entre eux et intimement unis, en tant que reflet de l’unité de Dieu, que si on déstabilise une seule “tour” du “château de la foi”, tout l’édifice s’effondre (Léon XIII dans Satis cognitum rappelle qu’on perd la foi en en niant un seul article). Les thèses “kaspériennes”, citées plus haut, en effet, ne peuvent qu’être intimement connexes aux notions de grâce, état de grâce, grâce sanctifiante. Une grave interrogation théologique surgit donc : quelle “théologie” de la grâce, quelle “théologie” des vertus théologales - mais aussi quelle “théologie” sacramentaire - est compatible avec la thèse de donner la communion à des âmes en état de péché mortel ? 

Il est notoire que la “théologie de la grâce” est depuis longtemps contaminée par l’immanentisme, par l’abandon de la saine vision métaphysique de Saint Thomas et plus spécifiquement par les influences d’un certain protestantisme (parfois le luthéranisme au sens strict, parfois ses variantes qui sont le protestantisme libéral et le modernisme). A ce propos dans les articles précédents ont été dénoncées les influences acatholiques, protestantes et idéalistes, dans le domaine doctrinal, exégétique, pastoral, mais aussi ecclésiologique (cf: Le Dieu de Jésus-Christ; l’Ascension, le dogme nié; L’ecclésiologie de Hans Kung). 

Dans cette exposition, après une description synthétique de la doctrine catholique de la grâce en la comparant à ce courant de la pensée protestante, nous aborderons la conséquente notion luthérienne du salut sans mérite pour ensuite conclure sur les conséquences d’une telle hérésie - élaborées de nouveau par la pensée moderniste - qui conduisent tout droit à la démolition des notions catholiques de Sacrement et de Grâce et à la ruine de la vertu d’Espérance elle-même. Espérance qu’on voudrait mettre en valeur mais qui est remplacée par son contraire, c’est-à-dire la capitulation face la situation socio-culturelle de l’instant présent.

Avant de proposer une réponse aux questions soulevées, il ne sera pas inutile de répéter que de tels arguments - y compris la communion aux concubins, pécheurs publics - ne sont pas une matière de libre discussion entre les théologiens, tout simplement parce que la réponse, lorsqu’elle n’est pas inscrite dans le droit naturel, a déjà été donnée par la bouche même du Rédempteur depuis 2000 ans au moins, constamment enseignée par l’Eglise (réaffirmée même par le Magistère qui s’est exprimé récemment) et solennellement définie - au sujet des notions connexes de grâce et de péché - par le Concile de Trente, avec Magistère infaillible. Nous ajoutons aussi que presque la totalité des thèses aujourd’hui traitreusement remises en discussion, comme si on était en train d’opiner sur des sujets discutables, lorsqu’elles ne sont pas explicitement révélées ou définies, sont du moins métaphysiquement connexes au révélé et plusieurs d’entre elles sont patrimoine du Magistère ordinaire infaillible. La technique invétérée des modernistes, par contre, continue à ouvrir des “débats libres” (d’ailleurs avec une liberté à sens unique...) là où la sentence catholique a déjà été prononcée. De fait, les fidèles sont jetés dans le doute et dans la confusion des critères, on diffuse plus ou moins indirectement l’hérésie, tout en évitant d’encourir directement les condamnations de l’Eglise, comme mettait déjà en garde l’encyclique “Pascendi”.

 

Le transitus dans la justification catholique et la notion protestante de “grâce”

La Révélation nous enseigne que, de fils de ténèbres que nous étions, nous pouvons être lavés, purifiés, vivifiés, rendus justes, fils de Dieu, libres, lumineux, nouveaux. La théologie thomiste parle à juste titre d’un “transitus”, d’une “translatio” : l’âme du pécheur qui devient juste passe de l’état d’inimitié avec Dieu à celui d’amitié. La “justification est un passage de l’état de péché à celui de grâce”[1]. Et le Concile de Trente définit infailliblement : “la justification du pécheur est le passage de l’état dans lequel l’homme naît fils du premier Adam à l’état de grâce et d’adoption de fils de Dieu [ Rom 8,15] au moyen du second Adam Jésus-Christ notre Sauveur” [2].

Le changement - dans la doctrine catholique - est réel : l’injuste (dans l’image biblique celui qui n’est pas en état de grâce) devient juste (homme en état de grâce). L’Aquinate enseigne qu’il faut penser à la justification “secundum rationem motus” [3], ce qui veut dire qu’il y a eu un mouvement, on est passé d’un terme duquel on partait au terme opposé, et dans ce cas ce point d’arrivée est l’infusion de la grâce qui avant n’y était pas. Il y a donc une entité nouvelle dans le juste parce que la faute est enlevée et la grâce est infusée dans l’âme [4].

La grâce sanctifiante, cette nouvelle entité, qui habite dans le juste “recréé”, “renouvelé”, “régénéré”, est donc dans le justifié une nouvelle réalité [5]. Réalité créée, en effet elle n’est pas l’Esprit-Saint contre l’opinion de Pierre Lombard; réalité interne, elle n’est pas extrinsèquement imputée sans changement dans les profondeurs de l’âme; réalité permanente, elle est quelque chose d’habituelle, elle n’est pas seulement une grâce actuelle transitoire, elle est surnaturellement stable; réalité ontologique, elle n’est pas l'ensemble d’actes moraux bons, mais elle est réalité métaphysiquement présente dans l’âme du juste, dont l’âme subit un réel “changement”, et est absente chez le pécheur [6]; réalité surtout surnaturelle, elle est une certaine participation à la nature et à la sainteté même de Dieu (2 Pt 1,4), elle n’est pas une disposition naturelle au bien moral, encore moins une fiction de la conscience que l’homme pourrait “s’auto-communiquer”, comme dans les envahissantes perspectives panthéistes [7]. L’Ecole parlera pour la grâce sanctifiante - avec un terme d’une précision inégalée - de “habitus entitativus”.

L’homme renouvelé, donc assaini et élevé à l’ordre surnaturel, acquiert de nouveau la réalité de l’amitié avec Dieu, est purifié et élevé aussi pour qu’il puisse dans cette vie accéder dignement au Suprême Sacrement, l’Eucharistie, où il s’unit avec Jésus-Christ lui-même. C’est l’anticipation terrestre de l’union avec Dieu dans la gloire et il faut donc une certaine “connaturalité” de la part de celui qui s’unit. L’homme se joint à son Créateur et Rédempteur qui daigne l’élever à un tel contact et il doit donc correspondre en en étant pour ainsi dire “digne”, c’est-à-dire en étant en état de grâce (sans le péché originel et sans péché actuel grave). Se présenter sans le vêtement blanc devant l’Epoux - d’autant plus si l’attitude est délibérée, obstinée et publique - serait offenser tout le dessein de la Rédemption et en mépriser les dons surnaturels. Offense grave de la part du fidèle qui communierait, plus grave encore de la part du prêtre qui s’en rendrait complice et même promoteur. Si l’habit est taché par le péché il faut le laver, et c’est ce que fait l’infusion de la grâce par le Baptême ou la Confession, mais il n’y a pas possibilité de concilier péché et grâce, il y a seulement possibilité de transitus, c’est-à-dire de passage d’un stade mauvais à un bon. C’est la justification de l’impie qui, devenu fils de lumière, peut accéder au Banquet céleste.

Il n’en est pas ainsi chez les protestants. Nous savons que les thèses interprétatives sur la pensée de Luther sont innombrables, en raison même des étrangetés expressives du subjectivisme protestant (repris ensuite par l’illuminisme et le modernisme) et des évolutions pas toujours cohérentes de l’augustin apostat, mais un point du moins fait généralement l’unanimité des critiques et c’est celui qui nous intéresse ici : l’homme après le péché originel peut être en même temps juste et pécheur, “simul justus et peccator” selon l’expression connue. C’est-à-dire l’homme auquel ont été imputés les mérites du Christ - et qui serait donc un juste - n’est pas pour cela renouvelé par la grâce sanctifiante, n’est pas revêtu de l’habit blanc après avoir déposé l’habit sale du péché, n’est pas une âme nouvelle, un “homo novus”, mais il est une “charogne” (les termes sont luthériens) qui est “enveloppé” par le manteau blanc des mérites du Christ tout en restant “pourriture” à l’intérieur [8]. En restant dans cette image, il est quelque chose d’abominable à l’intérieur - “peccator” -, mais les mérites du Christ lui sont extrinsèquement imputés et le rendent d’une certaine façon “simul justus”. Donc, sans abandonner le péché, il peut être un juste.

 

Le salut sans mérite

Pour le luthérien peut importe l’état effectif de l’âme, ses dispositions, ses efforts et surtout ses sacrifices, soutenus par la grâce coopérant, pour éviter le péché et s’en corriger, ce qui compte est une illusoire foi-confiance dans son propre salut, en faisant abstraction de l’application de la volonté, de ses propres mérites et surtout, de fait, du difficile sacrifice de soi et de ses propres caprices. La corruption radicale a porté Luther à la théorisation d’un salut “sola fide” [9], une “foi” dont la notion - qui aujourd’hui a envahi le monde catholique - est fausse, parce qu’elle n’est pas la foi dogmatique, pour laquelle est essentielle l’adhésion au contenu de la Révélation, mais la foi-confiance dans laquelle ce qui compte est l’aspect pour ainsi dire “sentimental”. Donc “pèche fortement, mais crois plus fortement encore” (“pecca fortiter, sed crede fortius”), c’est-à-dire que plus on est endurci dans le péché, plus on continue de pécher et plus on démontre sa confiance absolue et complète dans les mérites du Christ, les uniques capables de sauver, indépendamment du libre arbitre de l’homme, lequel ne peut rien faire d’autre que “espérer” avec force [10]. “Pèche fortement, mais croit plus fortement encore”, c’est-à-dire si l’état de pécheur et ennemi de Dieu est permanent et s’il est et sera inéluctablement tel, s’il ne reste que la justification imputée par le Christ, qui couvre de son blanc manteau l’homme, pourriture pécheresse et incapable de mérite volontaire, il ne reste rien d’autre que de continuer à pécher, et même il est mieux de s’établir dans le refus de la loi morale de Dieu en péchant encore plus.

 

Le rôle des sacrements et plus particulièrement de l’Eucharistie

Dans la perspective luthérienne décrite de la grâce imputée, de la négation du mérite pour un homme “simul justus et peccator”, le sacrement a inévitablement perdu la fonction catholique de signe qui produit la grâce qu’il représente [11], car la causalité qu’il exerce au sujet de la grâce n’est certainement pas physico-instrumentale. Le Baptême et la Confession n’opèrent pas instrumentalement le “transitus” ontologique cité, et il n’est pas possible de penser à une augmentation de grâce au moyen de la réception du Corps du Christ substantiellement présent dans les espèces consacrées. En effet le juste - et pécheur en même temps - ne se confie pas à l’efficacité des sacrements, en essayant de les recevoir le plus dignement possible, ni encore moins s’appuie sur les effets de la digne réception de l’Eucharistie, mais il se confie dans le “réveil” en son âme de la foi-confiance en son propre salut. Salut auquel, en toute logique, il ne peut pas coopérer, parce qu’il est imputation des mérites du Christ, mais dans lequel il doit cependant “croire” fermement (il y a ici une certaine incohérence interne des thèses protestantes). Et les sacrements, désormais dénaturés, sont réduits à la fonction de raviver cette “conviction”.

De plus, au sujet de l’Eucharistie, n’étant même plus le Corps du Christ transsubstantié et la Messe étant réduite à une “Cène évocatrice”, le problème de l’union entre le Corps très Saint du Christ et l’âme d’un pécheur endurci ne se pose plus en ces termes.

 

La mort de la vie (et de l'espérance) chrétienne: “pecca fortiter... et communica fortius”

L'hérésie luthérienne a structuré autour de ses théories sur la grâce qui s’opposent au dogme catholique, des thèses qui sont une diabolique contrefaçon de la vraie confiance dans la Miséricorde de Dieu et qui ont toujours eu un évident - et satanique - “charme”, parce qu’elles permettent de conjuguer le nom de chrétien, et même la participation aux “sacrements”, avec la persistance (légitimée même par principe) dans les déviations peccamineuses les plus graves. Ce sont les fruits, comme noté plus haut, de la théorie du “simul justus et peccator”.

A une époque comme la nôtre, immergée dans l'hédonisme et surtout dans l’immanentisme qui refuse de raisonner en termes métaphysiques autant pour les objets naturels que surnaturels, la perspective citée ne peut que récolter du succès, comme cela arrive dans les faits. Une large partie du monde catholique, agressé par les ferments du protestantisme libéral, du modernisme et du relativisme mondain, semble avoir lui aussi perdu la correcte notion de grâce, état de grâce, grâce sanctifiante. Tout le patrimoine catholique sur ce sujet est systématiquement relu de manière anti-métaphysique, en renonçant non seulement à la très utile notion scolastique de “habitus entitativus”, mais aussi aux définitions du Concile de Trente elles-mêmes. Il ne reste qu’une lecture immanentiste de la grâce, laquelle - si elle n’est pas ouvertement décrite dans les termes de Martin Luther - est du moins associée à un état sentimentalo-confiant, plutôt qu’à une réalité entitative présente dans l’âme du juste et absente chez le pécheur.

En conséquence, si la grâce n’est pas une entité à laquelle on arrive après le Baptême ou la Confession (avec le propos d’abandonner le péché), mais plutôt - dans le meilleur des cas - une disposition de la conscience de chacun, indépendamment de la volonté d’abandonner le péché, on comprend alors pourquoi on peut “peccare fortiter ... et ... communicare fortius”. On comprend pourquoi on peut accéder à la communion sans arrêter de pécher, et même en endurcissant et en fossilisant l’état de pécheur. La vie de l’âme en état de grâce n’étant plus synonyme d’infusion surnaturelle de Vie trinitaire, dans l’évolution actuelle de la pensée protestante et moderniste, devient plutôt une auto-communication que l’homme se donne à lui-même : “en se sentant” digne d’accéder à l’Eucharistie (d’une façon subjectiviste) il le devient, et cela indépendamment de sa vie morale réelle. Ainsi, le sacrement est devenu plus ou moins ce moyen ordonné seulement à produire “le sentiment religieux” ainsi que le voulaient les modernistes condamnés par Saint Pie X [12]. Modernistes qui, selon les paroles du Saint Pape - dont nous fêtons le centenaire de la mort cette année et dont nous invoquons la protection sur l’Eglise - tout en évitant les expressions condamnées par le Concile de Trente sont tout simplement en train d’affirmer avec Luther que les Sacrements servent seulement à nourrir la (présumée) foi [13]. Et sur cette voie l’homme, en suivant les pas du surnaturel transcendantal de Rahner - leur “grand” maître - “se fit Dieu”.

 

                                                                                                         Don Stefano Carusi




[1] S. Th., Ia IIae, q. 113, a. 1, c: “iustificatio importat transmutationem quandam de statu iniustitiae ad statum iustitiae”.

[2] Denz. 1524.

[3] S. Th., Ia IIae, q. 113, a. 1, c. : “potest fieri iustitia in homine secundum rationem motus qui est de contrario in contrarium. Et secundum hoc, iustificatio importat transmutationem quandam de statu iniustitiae ad statum iustitiae praedictae”.

[4] S. Th., Ia IIae, q. 113, a. 6, c., ad 2.

[5] S. Th., Ia IIae, q. 110, a. 1, c.

[6] A. Piolanti, Dio nel mondo e nell’uomo, Città del Vaticano 1994, pp. 522-533.

[7] Ibidem, p. 547 e ss.

[8] Ibidem, pp. 413-419.

[9] B. Gherardini, Riflessioni su Martin Lutero, in Divinitas 28 (1984), passim.

[10] Ibidem.

[11] S. Th., IIIa, q. 62, a.1, ad 1; Denz. 1666.

[12] Denz. 3489.

[13] Ibidem.

 

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5 novembre 2014 3 05 /11 /novembre /2014 17:56

18 octobre 2014, Saint Luc Evangéliste

 

Disputationes Theologicae a, dans les jours passés, proposé de nouveau la lecture de certains articles - déjà publiés ces dernières années, dans une section ad hoc: “Aux racines idéologiques du poison synodale” (cf: la colonne de droite).

Pour approfondir les prémisses qui ont amené à l’actuelle précipice doctrinal et ecclésial, dont les événements synodaux de ces derniers jours en sont seulement le phénomène le plus évident, la rédaction a demandé à Mgr Antonio Livi, doyen émérite de philosophie à l’Université du Latran, une contribution pour remonter aux racines philosophico-théologiques de la “Nouvelle Ecclésiologie”.

L’attention s’est concentrée sur l’un des plus significatifs et influents représentants de la “fausse théologie”, pour reprendre une image chère à l’auteur (cf A. Livi, Vera e falsa teologia. Come distinguere l’autentica “scienza della fede” da un’equivoca “filosofia religiosa”, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012).

 

S. C. 

 

Antonio Livi


L'ecclésiologie de Hans Küng

 

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L’ecclésiologie de Hans Küng mérite d’être examinée attentivement parce qu’aujourd’hui elle n’a pas de poids théologique marginal mais constitue vraiment l’idéologie philosophico-religieuse dominante dans le milieu catholique. Les catégories conceptuelles et les sources littéraires principales sont celles de la Réforme luthérienne et de la philosophie religieuse d’origine luthérienne, représentée au XIXème siècle par le système idéaliste de Georg Friedrich Hegel et au XXème siècle par la «dogmatique ecclésiale» (die Kirchliche Dogmatik ) de Karl Barth. Les piliers fondamentaux de cette idéologie philosophico-religieuse sont représentés par l’historicisme et par la dialectique immanentiste. L’Eglise Catholique est ainsi interprétée comme étant un moment historique de la dialectique de l’Esprit (entendu, celui-ci, non en tant que Agion Pneuma du dogme catholique mais plutôt comme le «der Geist» de Hegel), laquelle vise à se dérouler dans un futur prochain qui verra, comme première étape, la démolition des barrières doctrinales entre catholiques et protestants (avec la pleine acceptation de la conception luthérienne de la «justification par la grâce seule») et la constitution d’une seule “Eglise du Christ” (œcuménisme); enfin comme deuxième et définitive étape, la constitution d’une “Eglise universelle” sur une base exclusivement éthico-politique (la «Weltethik»). Une telle idéologie imprègne aujourd’hui, comme un arrière-fond bien identifiable après une analyse attentive des concepts, la plupart des propositions (doctrinales ou pastorales) des théologiens catholiques les plus en vue, à commencer par Karl Rahner, que Hans Küng lui-même considère un maître et un modèle dans l’adoption de la dialectique de Hegel en théologie (1). Ces théologiens catholiques, dont plusieurs devinrent évêques, exercèrent une influence, facilement vérifiable par les documents, sur les travaux de Vatican II, pour assumer ensuite le rôle (arbitraire) d’uniques interprètes autorisés du Concile dans les cinquante années suivantes, pour en arriver, aujourd’hui, à la préparation et au déroulement des travaux du double synode sur les modifications possibles de la praxis pastorale au sujet des problèmes des familles. Une figure de premier plan de ce courant théologique est le Cardinal Walter Kasper, soutenu par une grande partie de l’épiscopat allemand et en Italie par d’autres théologiens cardinaux comme Dionigi Tettamanzi et Gianfranco Ravasi. Sa thèse la plus caractéristique, dans la continuité des propositions théologico-morales de Hans Küng, est la nécessité d'accélérer le processus de réforme de l’Eglise avec une adaptation plus décidée à la conscience morale des «hommes de notre temps» et l'alignement avec la praxis des communautés ecclésiales protestantes et orthodoxes. Dans ce discours, le Leitmotiv est la nécessité de dé-dogmatiser l’Eglise catholique, en commençant par une nouvelle pastorale de la famille divorcée et indépendamment de la doctrine sur les sacrements, provisoirement non pas abolie mais gardée en retrait (2). En Italie, l’idéologie ecclésiologique de Hans Küng, surtout pour ce qui regarde l’aspect “œcuménique” est divulguée et proposée sans cesse par Enzo Bianchi, “prieur” de la communauté de Bose, très écouté par la majorité des évêques et aussi par le Saint Siège (3).

 

 

Aux origines du projet de réforme de l’Eglise Catholique

 

Pour bien comprendre, dans son contenu théorique et dans sa portée pratique, l’ecclésiologie de Hans Küng, il est indispensable de mentionner certaines données biographiques, en se fondant sur les œuvres du théologien suisse dans lesquelles lui-même a décrit le processus de sa formation intellectuelle (4). De ces données il ressort assez clairement le caractère luthérano-idéaliste de ses intentions réformatrices et de son idéal de vie ecclésiale catholique, fondé sur sa particulière conception du sacerdoce et de la pastorale, présents dans chacune de ses oeuvres, de celle de sa jeunesse Rechtfertigung aux œuvres de maturité tel que Existiert Gott?, au “manifeste” final de “l’Eglise future”, c’est à dire le Projekt Weltethos. Hans Küng (né en 1928) se forme dans un milieu où on pratique dans les faits un certain “dialogue inter-religieux” en raison du contact quotidien, dans la même classe, entre des catholiques, des protestants et des juifs (5). Bien qu’il avait pensé devenir médecin ou architecte, «il tendait à quelque chose qui fût en même temps plus spirituel et plus concret, plus utile aux jeunes, et pour cela prit la décision de devenir prêtre et théologien catholique» (6). Par la suite, ces tendances devinrent plus accentuées, c’est à dire qu’elles seront plus évidentes et plus retentissantes dans sa production. Des œuvres comme Wahrhaftigkeit et Christ seinle démontrent, et aussi son activité à Rome en tant qu'assistant spirituel d’employés de bureau et à Sursee comme prédicateur d’hôpital (7). Arrivé à Rome, en 1948, Küng entre comme séminariste au Collège Pontifical Allemand et il étudie la philosophie et la théologie à l’Université Grégorienne. Au Collège Allemand, en ces années, se trouvent des savants tels que Emerich Coreth, Wilhelm Klein, W. Kern, tous engagés dans l’étude de la philosophie hégélienne. C’est en cette période, en 1952, que Coreth avait fait imprimer son essai, intitulé Das dialektisches Sein in Hegels Logik. Comme affirme Küng lui-même il apprend par lui à interpréter la spiritualité sacerdotale et le zèle pastoral en termes historicistes et dialectiques, en opposition frontale avec les directives doctrinales du Magistère de Pie XII, qui incluait aussi la recommandation de ne pas abandonner la métaphysique et la logique enracinées dans la tradition théologique catholique:

 

«Probablement je n’aurais pas résisté pendant ces sept années sans mon père spirituel au Collège Allemand, le Père Wilhelm Klein, lequel - préparé par une activité variée en tant que professeur de philosophie, en tant que provincial de la Province jésuite de l’Allemagne du Nord et en tant que Visiteur pour la Compagnie de Jésus de la Scandinavie jusqu’au Japon - portait avec lui une largeur  d’esprit rare et très ample [...]. Il était aussi l’homme qui en premier me rendit attentif sur plusieurs problèmes philosophiques et théologiques brûlants. Avec lui je parlais surtout de Hegel et ensuite de Karl Barth. Et à lui en premier je montrais mes brefs manuscrits théologiques que j’écrivais seul et que lui, la plupart du temps, cassait d’abord d’une façon tranchante pour ensuite m'obliger à penser de façon vraiment dialectique, incluant dès la synthèse aussi son contraire» (8).

 

Et ce fut justement Klein qui induisit «d’une manière décisive» le jeune Küng à choisir comme sujet de thèse doctoral la théologie de Barth. Dans un autre de ses livres, Küng, en remerciant pour l’aide reçue dans la rédaction du texte, rappelle avec gratitude Coreth, Klein, Kern comme ses «vénérables maîtres au Collège Allemand-Hongrois de Rome», qui avec d’autres, «m’ont donné des suggestions décisives pour ma théologie en général et pour la compréhension de Hegel en particulier» (9).

 

Dans les années qui vont de 1951 et suivantes, Küng se dédie principalement à l’étude de la théologie dialectique de Barth et en 1955 rédige sur le théologien de Bâle sa thèse de Licence sous la conduite d’un de ses professeurs de dogmatique à la Grégorienne, à savoir Maurice Flick, qui deviendra par la suite fameux pour sa théorie de la réduction du dogme du péché originel à un simple mythe des origines. Et Küng affirme être reconnaissant à Barth pour lui avoir permis de comprendre la valeur proprement théologique de la philosophie de Hegel, en effaçant donc non seulement la distinction entre théologie catholique et théologie luthérienne mais aussi celle entre théologie et philosophie. Rechtfertigung. Die Lehre Karl Barths und eine katholische Besinnung est la première œuvre de Küng et elle démontre la passion avec laquelle le théologien de Tübingen se dédie à assimiler la pensée de Barth pendant les sept années de présence au Collège Allemand;  Karl Barth lui-même voulu par la suite le souligner publiquement:

 

«Ma joie vient avant tout de l’ouverture et de la fermeté avec laquelle vous, au Collège Allemand de Rome [...] en tant que courageux compatriote vous avez étudié aussi mes livres et vous avez éclairci dialectiquement à vous-même le phénomène théologique que vous y rencontriez” (10). 

 

Un autre auteur étudié avec passion était de Lubac, à l’époque au centre d’inévitables polémiques pour son livre Surnaturel. Études historiques (Paris 1946) 14 qui mettait en discussion la doctrine traditionnelle au sujet de la gratuité de l’ordre surnaturel. De telles disputes, avec celles sur d’autres problèmes relatifs au polygénisme, à l'évolutionnisme, au communisme, conduisirent à la ferme prise de position du Pape Pie XII par l’encyclique Humani generis (1950). Le savant catholique Antonio Russo, de l’Université de Trieste, admirateur d’Henri de Lubac et par conséquent très compréhensif à l’égard de Küng, peint avec des couleurs sombres la situation doctrinale, pastorale et disciplinaire de l’Eglise pré-conciliaire, en s’identifiant dans la vision de l’Eglise qui était typique des progressistes et avec eux du jeune séminariste suisse Hans Küng:

 

«En ces mêmes années, de plus, le climat spirituel dominant à Rome est tout sauf ouvert aux nouveautés. Des revues comme La Civiltà Cattolica donnent souvent hospitalité à des articles comme Pérenne vitalité de la Papauté; Action pacificatrice de la Papauté dans les âges anciens; Action pacificatrice et charitable de la Papauté à l’époque contemporaine; le Vatican phare du progrès culturel. On excommunie les communistes et ceux qui leur offrent du soutien; on proclame des pèlerinages solennels, des actes de dévotions mariales et des actes d’“enthousiasmes même plébiscitaires”; on proclame le dogme de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, l’Année Sainte de 1950, l’année mariale de 1954. Le jeune théologien, en tout cas, vit continuellement en contact autant avec la “théologie romaine” qu’avec l’ambiance spirituelle et culturelle du Collège Allemand, en se trouvant mal à l’aise et dans le danger de faire échouer sa conversio romana. Au point que ses lectures s’orientent vers l’approfondissement de positions et d’auteurs comme Hegel, de Lubac, mais surtout Karl Barth, dont l’étude le façonnera d’une manière durable, parce qu’il lui ouvrira  “den Zugang zur evangelischen Theologie”, en le poussant à se passionner pour la théologie» (11).

 

Comme on le voit, l’influence reçue par Küng dans les premières années de sa formation est d’empreinte décidément luthérienne, comme est luthérienne sa conception de l’Eglise et de la théologie ecclésiale qui oriente dès le début ses études. Le résultat est une méthode théologique qui procède à partir de la substantielle élimination du magistère ecclésiastique (surtout celui pontifical) comme critère de base pour l’interprétation scientifique de la foi. La vie concrète de l’Eglise aussi (la liturgie, la piété populaire) est vue comme “du dehors”, comme quelque chose à dépasser ou à éliminer complètement car appartenant à “l’Eglise du passé” qui doit laisser la place à “l’Eglise du futur”. Küng ressent une aversion âpre envers le culte marial que l’Eglise professe et pratique, et par conséquent il est porté à dévaluer, non seulement la dévotion populaire mais aussi une définition dogmatique solennelle comme celle de 1954 relative à l'Assomption au Ciel, en corps et âme, de la Bienheureuse Vierge Marie. En ayant rejeté la potestas docendi de l’Eglise hiérarchique, Küng à la place du Magistère adopte comme critère guide pour la théologie, c’est à dire pour l’interprétation de ce que Küng appelle toujours «derchristlischer Glaube» (jamais «der katholischer Glaube»), la pensée du luthérien Karl Barth, lequel à son tour introduit Küng dans une pratique de la théologie inspirée exclusivement de la dialectique hégélienne.


 

Les conséquences théologiques de l’adoption d’une philosophie incompatible avec la foi chrétienne

(et avec la droite raison naturelle d’abord)

 

Il faut noter ici que ces prémisses méthodologiques font que le discours sur l’Eglise mené par Küng n’est pas proprement théologique : aucune de ses thèses ne peut être considérées - d’un point de vue rigoureusement critico-épistémologique - comme des hypothèses qu’on peut admettre scientifiquement, comme une quaestio teologica disputata, parce que la méthode suivie par lui n’est pas du tout celle qui est propre à la théologie ecclésiale mais elle est plutôt celle d’une “philosophie religieuse”, dans le sens précis que je donne à ce terme dans mon traité sur Vraie et fausse théologie (12). Et que la pensée de Küng est à considérer comme simple “philosophie religieuse” cela dépend non seulement du fait qu’elle s’inspire de la dialectique de Hegel - lequel explicitement réduit la théologie chrétienne à la philosophie, et cette dernière à une «Phanomenologie des Geistes» (13) - , mais aussi du fait que la pensée de Barth ne transcende pas non plus les étroites limites méthodologiques de la “philosophie religieuse”; en effet, comme je l’ai souligné dans un dialogue épistémologique avec Brunero Gherardini (14), le présupposé luthérien de «sola Scriptura», avec l’exclusion a priori du magistère ecclésiastique de la détermination scientifique de l’objet de la théologie (qui ne peut pas être autre chose sinon la foi de l’Eglise), fait que ce que le savant dénomme  «derchristlischer Glaube» ou «das Wort Gottes» reste indéterminé, ou de toute façon, déterminé seulement par des choix subjectifs, et donc réduit à des données dérivantes seulement de l’incertitude phénoménologique de la conscience individuelle ou historico-communautaire, celle qui est désignée à interpréter l’Ecriture sans besoin d’un magistère ecclésiastique. Or, on ne peut élaborer une science sans la détermination claire de son objet spécifique, duquel dépend ensuite l’adoption de la méthode la plus adéquate pour l'interpréter. Une théologie qui n’a pas pour objet la foi de l’Eglise (et non le «sentiment de foi» subjectif de quelqu’un, à l’intérieur ou en dehors de l’Eglise) ne peut être considérée comme “théologie” au sens catholique du terme, c’est à dire en tant que théologie ecclésiale. Et, à l’intérieur d’une pareille théologie, l’ecclésiologie de celui qui ne lie pas directement et essentiellement la foi de l’Eglise au magistère de l’Eglise se réduit à un ambigu discours religieux qui finit par la suite à adopter les thèmes et les modes rhétoriques d’une idéologie  socio-politique, comme cela est arrivé dans les dernières œuvres de Hans Küng, comme  Projeckt Weltethos, qui se différencie fort peu, dans la substance, d’œuvres analogues de propagande de l’idéologie universaliste d’inspiration théosophique ou franc-maçonne. En effet, par admission explicite de Küng, c’est  seulement à la suite de la rencontre avec Karl Barth que:

«wurde mir klar, was Theologie als Wissenschaft sein kann. Barths kritischkonstruktive Auseinandersetzung mit der gesamten christlichen Tradition [...] setzte für mich bleibende Masstäbe theologischen Denkens und Handelns» (15).

 

Pour le dire en des termes plus explicites et même plus rigoureux au point de vue épistémologique, l’ecclésiologie de Hans Küng ne doit pas être considérée comme une “théologie avec quelques erreurs” : elle est plutôt la négation même de la théologie comme “science” (die Theologie als Wissenschaft), en tant que le mode de se référer à l’Eglise du Christ - ce mystère de la foi chrétienne que la science théologique devrait assumer comme son propre objet spécifique et qu’elle devrait examiner - montre clairement que Küng se réfère à autre chose. Lorsqu’il parle d’“œcuménisme” il semble se référer simplement à quelque chose de socialement constatable (qu’il cerne dans le “dénominateur commun minimal” des “différentes confessions de foi” élaborées par les communautés chrétiennes); mais ce quelque chose de sociologiquement constatable lui sert ensuite - exactement comme le fait Hegel lorsqu’il dessine ses synthèses historiques de la conscience religieuse - pour élaborer le projet de la “religion universelle”, qui signerait le dépassement de l’Eglise catholique et de toutes les autres confessions chrétiennes, dans l’unité dialectique avec l’Islam, avec le bouddhisme, avec l'hindouisme et même avec l’athéisme. Les requêtes que Küng avance aujourd’hui pour accélérer la “réforme de l’Eglise” (l’annulation de fait du magistère ecclésiastique et surtout du primat du Pape, la synodalité dans le gouvernement de l’Eglise, l’abolition du célibat ecclésiastique, l’admission des femmes au sacerdoce, la reconnaissance du mariage homosexuel, l’acceptation de l’euthanasie, etc...) ne sont rien d’autre que la préparation de ce qui arrivera inéluctablement demain, lorsque se réalisera pleinement la destinée inhérente à l’essence même de l’Eglise comme phénomène (= manifestation momentanée) de l’Esprit. Rien de différent, tant dans les termes que dans les concepts de ce que Hegel disait dans son œuvre de jeunesse L’esprit du christianisme et son destin; mais rien de semblable à ce que doit être un discours proprement théologique, qui commence par l’acceptation sans réserve de la vérité révélée (le dogme) et continue par l'élaboration d’hypothèses d’interprétation rationnelle qui ont comme instrument privilégié la métaphysique. Comme l’avait observé à juste titre au début du XXème siècle Réginald Garrigou-Lagrange, en se mettant en polémique avec les modernistes et les théologiens catholiques convaincus de pouvoir concilier le dogme avec l'évolutionnisme de Bergson, la vérité de la foi, contenue dans les “formules dogmatiques”, ne peut être comprise par les croyants sinon sur la base des évidences du “sens commun”, qui sont substantiellement de nature métaphysique et qui à leur tour constituent la prémisse rationnelle pour l’interprétation scientifique du dogme, c’est à dire pour la théologie (16). En effet, sans la métaphysique et sans la logique qui lui est intrinsèquement liée, surtout sans le principe de non contradiction le dogme n’est plus la vérité divine gardée par l’Eglise mais il peut et il doit être contredit de façon dialectique, en conformité avec les mutations culturelles et sociales (17). C’est ce que Küng arriva à soutenir dans Die Kirche (1967) et dans Unfehlbar?Eine Anfrage (1970):

 

«Toute formule de foi, non seulement dans l’individu mais aussi dans l’église entière, reste imparfaite, incomplète, énigmatique [...] ce morcellement ne se fonde pas seulement sur le caractère souvent polémique et étroit des formules doctrinales de l’église, mais sur le caractère nécessairement dialectique de toute affirmation humaine de la vérité [...]. Toute proposition peut être vraie ou fausse» (18).

 

Donc il n’est pas surprenant que le Pape Paul VI ait autorisé la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à émettre le monitum suivant :

 

«La S. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en vertu de la mission qui est la sienne de promouvoir et de défendre la doctrine de la foi et des mœurs dans toute l’Église, a examiné deux ouvrages du professeur Hans Küng, Die Kirche (L’Église) et Unfehlbar? Eine Anfrage (L’infaillibilité ? Une interrogation), qui ont été publiés en diverses langues. Par deux lettres datées respectivement des 6 mai et 12 juillet 1971, la Congrégation a fait part à l’auteur des difficultés qu’elle trouvait dans ses opinions, en le priant d’expliquer par écrit comment ces opinions pouvaient ne pas être en contradiction avec la doctrine catholique. Par une lettre du 4 juillet 1973, la Congrégation a offert au professeur Küng une nouvelle possibilité d’expliciter ses idées dans un colloque. Par une lettre du 4 septembre 1974, le professeur Küng déclina également cette possibilité. D’autre part, ses réponses n’ont pas démontré que certaines de ses opinions sur l’Église ne sont pas en contradiction avec l’Église catholique, et il a continué à les soutenir, même après la publication de la Déclaration Mysterium Ecclesiae. C’est pourquoi, afin qu’il ne subsiste pas de doutes sur la doctrine professée par l’Église catholique, et pour que la foi des chrétiens ne soit nullement obscurcie, cette S. Congrégation, rappelant la doctrine du Magistère de l’Église exposée dans la Déclaration Mysterium Ecclesiae, déclare : Les deux ouvrages susdits du professeur Hans Küng contiennent certaines opinions qui, à des degrés divers, s’opposent à la doctrine de l’Église catholique devant être professée par tous les fidèles. Nous retiendrons seulement les suivantes, particulièrement importantes, sans vouloir porter pour le moment de jugement sur certaines autres opinions défendues par le professeur Küng. Est contraire à la doctrine définie par le premier Concile du Vatican et confirmée par le Concile Vatican II l’opinion qui, pour le moins, met en doute le dogme de foi de l’infaillibilité dans l’Église ou le réduit à une certaine indéfectibilité fondamentale de l’Église dans la vérité, avec la possibilité d’errer dans les sentences dont le Magistère de l’Église enseigne qu’elles doivent être crues définitivement. Une autre erreur qui affecte gravement la doctrine du professeur Küng concerne son opinion sur le Magistère de l’Église. En effet, il n’exprime pas la notion vraie du Magistère authentique selon laquelle les évêques sont dans l’Église «les docteurs authentiques, c’est-à-dire revêtus de l’autorité du Christ, qui prêchent au peuple à eux confié la foi qui doit régler sa pensée et sa conduite»; car «la charge d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Église». De même, l’opinion déjà insinuée par le professeur Küng dans son livre Die Kirche (L’Église), selon laquelle l’Eucharistie, du moins dans des cas de nécessité, peut être consacrée validement par des baptisés dépourvus de l’ordre sacerdotal, ne peut s’accorder avec la doctrine du Concile Latran IV et du Concile Vatican II.» (19)

 

En 1979 est révoquée à Hans Küng la missio canonica relative à l’enseignement de la théologie catholique.

 

 

NOTES

(1) Cf Hans Küng, Menschwerdung Gottes. Eine Einfürung in Hegels theologisches Denken als Prolegomena zu einer künftigen Christologie, Verlag Herder, Freiburg – Basel – Wien 1970, p. 643: «Dans la théologie catholique plus récente  Karl Rahner a été celui qui a ouvert de nouveaux horizons […]. Le grand esprit qui plane sur le fond de cette approfondissement […] n’est personne d’autre que Hegel, même s’il ne manque pas non plus des influences heideggeriennes. Ses tentatives sporadiques de prendre des distances avec Hegel dans des sujets secondaires ne font que confirmer ce fait».

(2) Voir Antonio Livi, in La Nuova Bussola Quotidiana, 10 ottobre 2014.

(3) Voir Antonio Livi, in La Nuova Bussola Quotidiana, 10 febbraio 2012.

(4) Cf Hans Küng, Erkämpfte Freiheit. Erinnerungen, München 2002; Idem, Umstrittene Wahrheit. Erinnerungen, München 2007.

(5) Cf Hans Küng, La giustificazione, trad. it. di T. Federici, Editrice Queriniana, Brescia 1969, p. 21.

(6) Hans Küng. Weg und Werk, H. Häring und K. J. Kuschel (éd.), Piper Verlag, München 1978, p. 123.

(7) Cf Hans Küng, interview à A. W. Scheiwiller, “Unbequeme Eidgenossen: Hans Küng der kirchentreue Reformator”, in Woche, 14 giugno 1972, p. 23.

(8) Hans Küng. Weg und Werk, cit., p. 128.

(9) Hans Küng,  Incarnazione di Dio in Hegel. Prolegomeni per una futura cristologia, trad. it., Queriniana, Brescia 1970, p. 10.

(10) Karl Barth, Geleitbrief, in Hans Küng, Rechtfertigung. Die Lehre Karl Barths und eine katholische Besinnung, Johannes Verlag, Einsiedeln 1957 cit.; trad. it: Lettera all’autore, in Hans Küng, La giustificazione, cit., p. 8.

(11) Antonio Russo, «Hans Kung e la teologia come scienza», in Studium, 106 (2010), pp.185-206, ici p. 188.

(12) Cf Antonio Livi, Vera e falsa teologia. Come distinguere l’autentica “scienza della fede” da un’equivoca “filosofia religiosa”, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

(13) Voir Antonio Livi, Vera e falsa teologia, cit., pp. 141-148.

(14) Cf Antonio Livi, Qualche chiarimento, in dialogo con estimatori e critici, in Verità della teologia. Discussioni di logica aletica a partire da “Vera e falsa teologia”, de Antonio Livi, éd. Marco Bracchi e Giovanni Covino, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2014, pp. 167-185.

(15) Hans Küng. Weg und Werk, cit., p. 137.

(16) Cf Réginald Garrigou-Lagrange, Le Sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, Beauchesne, Parigi 1912; trad. it.: Il senso comune, la filosofia dell’essere e le formule dogmatiche,  éd. Antonio Livi e Mario Padovano, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2013.

(17) Voir à ce sujet Antonio Livi, Razionalità della fede nella Rivelazione. Un’analisi filosofica alla luce della logica aletica, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2005.

(18) Hans Küng, Die Kirche, Herder, Freiburg im Breisgau 1967, p. 397.

(19) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Monitum, 15 febbraio 1975.

 

BIBLIOGRAFIA

Louis Bouyer, «Ecumenismo senza scavalcamenti», in Studi cattolici, 13 (1969), pp. 30-35.

Pier Carlo Landucci, «Ecco Hans Küng», in Studi cattolici, 22 (1979), pp. 549-54.

Luigi Iammarrone, Hans Küng eretico. Eresie cristologiche nell’opera “Christ sein”, Edizioni Civiltà, Brescia 1977.

Luigi Iammarrone, Teologia e cristologia. “Dio esiste”, di Hans Küng, Edizioni Quadrivium Genova 1982.

Antonio Livi, «Dogma e Magistero dopo il “caso Küng”», in Studi cattolici, 24 (1980), pp. 171-177.

Antonio Livi, Vera e falsa teologia. Come distinguere l’autentica “scienza della fede” da un’equivoca “filosofia religiosa”, seconda edizione aumentata, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012, pp. 241-246.

Emanuele Samek Lodovici, «Il dogma infallibile di Han Küng», in Studi cattolici, 16 (1971), pp. 171-177.

Emanuele Samek Lodovici, «La via a Hegel di Hans Küng», in Studi cattolici, 16 (1971), pp. 243-251.

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8 octobre 2014 3 08 /10 /octobre /2014 18:17

Hommage à Pie IX

 

29 septembre 2014, Saint Michel Archange

 

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Disputationes Theologicae, en voulant honorer le Bienheureux Pie IX en ce mois de septembre ( le 3 étant la date de sa béatification et le 20 septembre celle de la croix la plus douloureuse de son pontificat, l’occupation de Rome ), a posé des questions à Monseigneur Brunero Gherardini, Postulateur de la Cause de béatification du grand Pontife des Marches pendant de longues années.

 

1) Disputationes Theologicae: Le sacerdoce catholique face à la tentation facile du libéralisme. Un drame moderne vécu aussi par le Bienheureux Pie IX?

Mgr Gherardini: Le sacerdoce catholique peut toujours être exposé à la “tentation libérale” quoique dans des formes différentes; c’est surtout à partir de l’illuministe XVIIIème siècle que le clergé catholique est approché et parfois séduit par les “Lumières”. Les facteurs à évaluer sont multiples, un relâchement général sur des positions culturelles mondaines, un sens mal compris de l’exercice et du prestige de l’autorité ecclésiastique, une crise de la formation, une stagnation des études thomistes, quoique avec des exceptions louables, produisent un affaiblissement de l’identité catholique qui parfois cède aux infiltrations du jansénisme ou du sensisme, mais surtout du rationalisme. Pie IX vit dans une période post-révolutionnaire, qui malgré la Restauration (ou peut-être à cause aussi d’une Restauration mal dirigée) est parcourue par une mise en discussion des points fermes du passé et par une volonté, parfois sincère, de concilier le catholicisme avec les sollicitations de renouvellement du siècle. En soi les sollicitations de renouvellement, surtout dans les époques qui vivent un moment de fatigue, ne sont pas toujours à réprouver, le problème est que les ennemis de l’Eglise savaient les instrumentaliser et les canaliser vers des idées de type gnostique - quoique dans une forme bien masquée - et vers des dessins politiques qui - derrière des mots captivants - avaient l’intention d’éliminer de la société Notre Seigneur et son Eglise. Même sur le jeune Giovanni Maria Mastai Ferretti l’illusion du renouvellement fit son effet : sont connues ses fréquentations en tant qu’évêque des salons du comte Pasolini Dall’Onda dans lesquels circulaient les idées nouvelles, quoique dans une version modérée. Sont aussi connues ses deux premières années de pontificat pendant lesquelles il fut particulièrement sensible aux sollicitations d’ouverture. Notamment ses mesures dans le gouvernement des Etats Pontificaux se voulaient une façon de signifier qu’il n’était pas hostile aux “réformes”, comme on disait à l’époque. Il faut aussi rappeler que la Franc-Maçonnerie profita de son orientation pour le peindre comme “Pape libéral”, pour susciter l’enthousiasme dans une partie de la population et conditionner ainsi les futurs choix de Pie IX, en cherchant à le rendre prisonnier d’une image créée par eux-mêmes. On ne peut pas dire que le Pape Mastai fut tout à fait indemne de tels conditionnements, surtout dans un premier moment, et qu’il se rendit compte pleinement du piège qui lui était tendu. Les processions avec les images de Pie IX, surtout en 1846, pendant lesquelles certains libéraux saluaient les temps nouveaux et “leur” Pape, étaient la façon de l’époque pour conditionner le clergé - en exaltant les membres les plus ouverts - et avec lui la politique de l’Eglise. C’est peut être celui-ci le mode le plus sournois qui sollicite le clergé - hier comme aujourd’hui - vers la “tentation” libérale: les Hosanna du monde, qui illusionnent le clergé sur une possible conciliation entre libéralisme et catholicisme, dans une pacification surréelle avec le monde moderne. Mais qui en paye les frais, c’est souvent la saine doctrine, qui se retrouve - quoique avec les meilleurs intentions - emmêlée avec l’erreur, ainsi que la réelle libertas Ecclesiae qui se retrouve ligotée, et Pie IX s’en aperçut : l’exil forcé de Gaète et les atrocités de la Repubblica Romana dissipèrent toutes éventuelles hésitations.

 

2) Disputationes Theologicae: La sainteté dans le “renoncement à soi-même”. Comment Pie IX laissa de côté l’homme Giovanni Maria Mastai Ferretti pour le bien suprême de l’Eglise.

Mgr Gherardini: Lorsqu’on renonce à soi-même pour Jésus-Christ, lorsqu’on arrive même à mépriser ou du moins à corriger et mortifier ce qu’on constate en soi-même qui n’est pas conforme à son état, selon la volonté de Dieu, c’est là que réside la sainteté, surtout si on est un homme d’Eglise et même Souverain Pontife. La capacité de faire prévaloir la fonction sur la personne, Pierre sur Simon. Si certaines faiblesses intellectuelles pourraient par soi ne pas être toujours coupables, pour la sainteté d’un Pape on demande une purification profonde non seulement de l’action, mais aussi de l’intelligence. Et cela est demandé particulièrement dans les difficultés de nos temps. La plus haute des facultés doit s’efforcer de laisser ce qui dans sa propre pensée peut être même indirectement nuisible à l’Eglise, c’est le plus grand des renoncements parce qu’il a son siège dans la plus haute des facultés; c’est vraiment le renoncement à soi-même pour être fidèle à l’Eglise - et non pas à ses propres orientations ou ses aspirations personnelles - pour le bien commun suprême. Quand on analyse la sainteté des Papes, ou des Rois, cette évaluation qui se rapporte aux soins du bien commun s’impose d’une façon encore plus pressante. Et Pie IX fit ce renoncement, sinon tout de suite, du mois pendant son Pontificat - ce qui n’enlève rien à son mérite, et en ajoute peut être, en ayant été lui même docile au travail de la grâce d’état - en prononçant lui aussi son “Aeneam reicite, Pium accipite”. Si l’homme Giovanni Maria Mastai a pu se tromper par le passé, dorénavant Pie IX mettra toutes ses forces au service de l’Eglise, en s’efforçant de penser en tout comme l’Eglise pense. Il sera outragé, il sera accusé de trahison par les libéraux, il ne sera pas compris par la partie de son clergé qui préférait une vie tranquille et les revenus des bénéfices ecclésiastiques à la Croix du Christ, mais il alla de l’avant quand même, en passant à travers la satire des ennemis, l’expropriation des biens ecclésiastiques, les insultes à la fonction sacerdotale, la profanation de la Ville Sainte en 1870. Il ne se laissa pas non plus influencer par la propagande des journaux - qui encore aujourd’hui, après presque 150 ans, continue de l’offenser avec la même haine, que l’on pense à la campagne pendant les mois de sa béatification -, parce que son être “Pius” imposait qu’il défende l’Eglise et peu importait si le plus mondain “Aenea” devait en pâtir. Il était en jeu le bien de l’Eglise et l’histoire dira combien le monde catholique lui est débiteur, lui qui le guida pendant une époque parmi les plus difficiles qu’il n’ait jamais connus, avec une prudence, une sagacité, une pondération, et une intelligence finissime.

 

3) Disputationes Theologicae: Comment décrire la charité et la pastoralité du bienheureux Pie IX?

Mgr Gherardini: La charité est l’amour de Dieu et l’amour du prochain par amour de Dieu, la “pastoralité” est la conduction du troupeau selon cette prudence surnaturelle qui vise à porter le plus grand nombre de personnes à l’unique fin avec les moyens voulus par Dieu et non pas par les hommes. La charité de Pie IX s'exerça donc in primis dans la vérité, par sa fermeté dans la doctrine et dans la politique, par ses encycliques et ses documents qui a une époque de désarroi ramenèrent la lumière pérenne et toujours nouvelle des immuables vérités révélées; qu’il suffise de citer l’effort de la convocation de Vatican 1er, sans oublier l’ampleur du travail théologico-doctrinal qui précéda et suivit le Concile du Primat. Rien n’est plus saintement pastoral pour le successeur de Pierre que de “confirmer ses frères” dans l’unique vraie foi du Christ, selon les paroles mêmes du Rédempteur. Et à la défense de la vérité s’accompagne toujours le martyre, qui n’est pas toujours de sang, mais qui est souvent martyre de l’âme, martyre de la réputation, martyre pour la douleur éprouvée par ses propres compagnons de bataille, qui ont partagé ce qui aux yeux du monde est une défaite, comme en ce 20 septembre 1870. Le lendemain Pie IX, en se penchant pour donner la bénédiction aux zouaves pontificaux - et l’on voit ici toute son humanité chaleureuse - dut se retirer du balcon parce qu’il ne pouvait pas retenir ses larmes, en faisant sienne, non seulement la souffrance de l’Eglise, mais aussi la peine de ces jeunes valeureux qui contre tout espoir humain avaient voulu offrir à Pierre leur hommage. Voilà le Pasteur aimant, qui fait tout le possible pour que même Victor Emmanuel II - qui avait objectivement bien mérité l’excommunication - puisse mourir réconcilié avec Dieu si nécessaire en révoquant temporairement la sanction à l’article de la mort, jusqu’aux signes espérés de repentance. C’est par cette même charité pastorale qu’il envoya dire à Garibaldi, alors qu’il parcourait le Latium : “dites à Garibaldi que celui qu’il appelle le “Vampire du Vatican” ce matin encore a dit la messe pour lui”.

 

La Rédaction

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29 juin 2014 7 29 /06 /juin /2014 19:38
Face aux “vents épiscopalistes”: étude sur la collégialité et la doctrine catholique

29 juin 2014, fête des Saints Apôtres Pierre et Paul, Patrons de l’Eglise Romaine 

 

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La vraie réalité du synodalisme épiscopaliste

 

 

Introduction

Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam.

Aedificabo, sur cette pierre. Super hanc petram Ae-di-fi-ca-bo. Sur cette pierre et sur aucune autre. Pierre - avec ses successeurs jusqu’à la fin des temps - est le fondement, le rocher, la base, le récif sur lequel l’Eglise du Christ se construit. Enlevé le fondement, c’est l’édifice entier qui s’écroule.

En témoignage de ce que nous venons de dire il suffit de rappeler que les hérétiques de toutes espèces ont toujours eu en commun la haine du primat romain. Qui haït l’Eglise, haït le primat de Rome qui en est le fondement. C’est pour cela que tout discours sur le rôle et la structure hiérarchique de l’Eglise, sur la soumission hiérarchique des Evêques à Pierre, sur le gouvernement de l’Eglise ne peut jamais être une simple dissertation sur la meilleure forme de gouvernement pastorale à une époque donnée ou à une autre, mais nécessairement doit se fonder sur des prémisses doctrinales, révélées par le Christ une fois pour toute, parce que personne - même pas un Pape - peut changer le rôle du Pape dans l’Eglise. C’est le dogme de la divine constitution de l’Eglise.

Il n’est pas toujours aisé de démasquer les argumentations fallacieuses des adversaires du primat du Pontife Romain. De nos jours, le vent de l’épiscopalisme souffle avec force et il a ses (éphémères) jours de gloire; il n’arrive pas toujours aux cris ouverts du protestantisme et à son ouvert “non serviam” et n’arrive pas toujours au synodalisme déclaré des schismatiques orientaux. L’épiscopalisme, hier serpentant aujourd’hui éclatant, se cache - en bon moderniste - derrière des formules plus enchantantes pour le monde catholique : “collégialité”, “gouvernement collégial”, “subsidiarité”, “réforme du gouvernement mais pas de la doctrine”, “pastoralité” et ainsi suivent d’autres expressions trompeuses. C’est la technique consolidée de vider et de d'abâtardir certaines notions à la saveur catholique, ainsi que Saint Pie X l’avait déjà dénoncé. C’est le modernisme.

Pour faciliter la lecture, nous diviserons cette brève étude sur le pouvoir du Pape en chapitres, le premier - préliminaire à la compréhension de la problématique soulevée - est la distinction entre le pouvoir de juridiction et pouvoir d’ordre ; nous analyserons ensuite certains points du document conciliaire Lumen Gentium sur la “collégialité épiscopale”, en rappelant que sur ce sujet la bataille dans l’aula conciliaire fût des plus brûlantes avant d’arriver à un certain compromis par la Nota Praevia. Aujourd’hui celle-ci aussi est largement surpassée par les modernistes, mais demeure néanmoins la constatation qu’autrefois sur des questions aussi capitales – et publiquement contestées – l’Eglise définissait soigneusement, en passant de l’implicite à l’explicite; par contre l’absence des nécessaires précisions a permis dans les faits que certaines déviations doctrinales trouvent leurs aises.

 

Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. Une distinction capitale 

Un théologien dominicain de renom, le Père de la Soujeole, affirmait récemment dans son intervention orale « Le vocabulaire et les notions à Vatican II et dans le Magistère postérieur » du 16 mai 2009 au Congrès de Toulouse de la Revue Thomiste sur l'herméneutique de continuité entre Vatican II et Tradition, que le Concile Vatican II avait d’une certaine façon signé l’abandon de la distinction entre ordre et juridiction en ecclésiologie. De fait, à partir des années 70, la distinction - considérée jusque là comme indispensable par les écclésiologues - disparait, avec la technique invétérée de faire tomber les grandes vérités en “désuétude”. Sur ce sujet les textes conciliaires ne brillent certainement pas par leur clarté, c’est peut-être même l’un des sujets traité de la façon la plus ambigüe et confuse, avec des retours continuels sur ce thème. Cependant on n’arrive pas à un rejet explicite de la distinction, mais à une invitation implicite à ne plus s’en occuper dans les termes consacrés par l’Eglise pendant des siècles. Les définitions du pouvoir papal et épiscopal en payent les frais, d’où l’importance capitale de ramener l’attention sur cette irremplaçable distinction.

Un discours cohérent en effet sur le pouvoir dont jouit le Souverain Pontife sur l’Eglise ne peut faire abstraction de la distinction entre le pouvoir de juridiction et le pouvoir d’ordre. Pour Saint Thomas une telle distinction est capitale et “exclusive”[1]: c’est deux là sont les pouvoirs dans l’Eglise et il n’y en a pas d’autre ( «In Ecclesia non est aliqua spiritualis potestas nisi ordinis seu jurisdictionis»[2]).

L’Eglise n’est pas seulement guidée par l’intérieur, pour ainsi dire, par le Christ Chef qui influe par la grâce capitale, mais elle est aussi - souligne Saint Thomas - guidée de l’extérieur: après l’Ascension de Jésus au ciel il est nécessaire que des ministres visibles restent sur cette terre, constitués pour guider le troupeau et pouvoir lui administrer les sacrements.

 

Pouvoir d’ordre

Il y a donc un pouvoir donné par le Christ à certains hommes en relation aux sacrements et spécialement à l’Eucharistie, il est conféré à des ministres, qui « agissent in persona Christi en fonction de la consécration qu’ils ont reçu » ; le Père Bonino, dans un article qui recueille et analyse les textes du Docteur Commun sur les “deux pouvoirs” - article qui est d’ailleurs consacré à la place du Pape dans l’Eglise - définit ainsi le pouvoir d’ordre : «le pouvoir d’ordre ou pouvoir sacramentel, conféré de façon indélébile par la consécration de l’ordination, n’est rien d’autre que cette participation ontologique à la vertu sanctifiante du Seigneur qui s’exerce dans les sacrements et principalement dans l’Eucharistie»[3]. Un pouvoir donc que l’on reçoit en vertu d’une consécration et qui donne cette mystérieuse participation à l’œuvre sanctifiante du Christ, par exemple en donnant aux prêtres la capacité de consacrer le Corps du Christ. Cependant, la réception d’un tel pouvoir n’implique pas nécessairement que l’on possède, en vertu de ce dernier, un pouvoir sur le troupeau; il ne suffit pas d’être validement prêtre ou évêque pour avoir “automatiquement” un pouvoir sur l’Eglise. Ce dernier est un autre pouvoir, distinct du pouvoir d’ordre.

 

Pouvoir de juridiction

Notre Seigneur, avant de monter aux Cieux, voulut disposer la société fondée par lui de façon qu’il puisse continuer de gouverner l’Eglise au moyen de ses ministres et il confia le gouvernail du bateau à l’Apôtre Pierre. Le propre de la messe des Saints Souverains Pontifes rappelle qu’ils furent constitués sur les gens et les royaumes pour édifier, fonder, arracher, détruire et planter en fonction de la construction de l’édifice mystique : « ecce constitui te super gentes et super regna ut evellas et destruas et aedifices et plantes » (Jer. I, 9-10).

Notre Seigneur voulut que Ses Vicaires jouissent d’un pouvoir de gouvernement, de direction, de guide, de coercition sur toutes les brebis sans exception. Telle est la correcte exégèse de « pasce agnos meos, pasce oves meas » (Jn XXI, 15-17). Conduis aux pâturages les brebis, les agnelets et les agneaux plus âgés (le «probatia» grec, les jeunes brebis à élever), c’est à dire l’intégralité du troupeau, sans exclusion[4]. Tout l’ensemble est confié à Pierre. Et à lui, avec ses successeurs, le gouvernement du Corps mystique est confié “immediate”. “Immediate” c’est à dire sans médiation, Pierre a reçu “immédiatement” du Christ le pouvoir sur toute l’Eglise et “immédiatement” du Christ le reçoivent tous ses successeurs[5]. Il ne s’agit pas d’une délégation de l’Eglise, ce n’est pas un pouvoir conféré par le peuple - ni par l’ensemble des Evêques - au chef : Pierre est investi immédiatement par le Christ de la “intensive summa extensive universalis potestas” sur toute l’Eglise. Cette extraordinaire et unique pouvoir donné au Pape pour agir comme Vicaire du Christ sur l'Eglise universelle est un pouvoir de juridiction, un pouvoir de gouverner et d’ordonner dans la société les moyens en vue de la fin, en préservant la vérité révélée, en défendant des ennemis et de l’erreur l’Eglise et en la gouvernant selon sa divine constitution, laquelle est établie non pas par un Pape, mais par le Christ lui-même dont il est le Vicaire.

Ce pouvoir de juridiction - nous le soulignons en majuscules - est un pouvoir distinct du pouvoir d’ordre. Et cela à un tel point que, en soi, un Pape peut avoir le plein pouvoir juridictionnel sans jouir du pouvoir d’ordre. En soi un homme baptisé peut être Pape, en pouvant exercer déjà la souveraine juridiction connexe à la papauté, sans être même pas prêtre. Fusse-t-il encore un simple baptisé, déjà il pourrait donner des ordres aux Evêques, les promouvoir ou les déposer.

 

Pape et Evêques

Capitale est cette distinction pour saisir quelle est la potestas pontificia, quel est le pouvoir juridictionnel des Evêques diocésains ou plus largement des “prélats” - qui est un pouvoir médiat et restreint - et quel est enfin le pouvoir sacramentel de celui qui a reçu la consécration épiscopale valide.

Une fois cette distinction saisie on comprend que le Pontife Romain - validement élu et ayant validement accepté le munus - jouit d’un pouvoir sur l’Eglise qui ne souffre aucune restriction qui viendrait du fait d’être partagé avec les Evêques, mais il est même (selon la saine métaphysique de la participation) la cause, le principe, la source du pouvoir juridictionnel des Evêques diocésains[6]. Ce dernier par contre est (et sera toujours) un pouvoir restreint et médiat. “Restreint” parce qu’il ne sera jamais “suprême” comme celui du Pape et parce qu’il reçoit ses limites de ce dernier qui, tout en respectant la divine constitution de l’Eglise qui prévoit l’institution épiscopale[7], peut en restreindre l’ampleur parce qu’il en est la source et peut même en priver complètement un sujet déterminé, en le déposant. “Médiat” parce que le pouvoir de juridiction de l’évêque n’est pas reçu immédiatement du Christ en vertu de la consécration épiscopale, mais il est reçu de façon “médiate”. C’est à dire par l’intermédiaire du Pape, détenteur des Clés et de la “intensive summa et extensive universalis potestas ecclesistica, en vertu de laquelle peut être conférée à l’Evêque la juridiction épiscopale sur un troupeau déterminé, en passant - pour ainsi dire - par le Pape et non pas dans un “passage” direct entre l’Evêque et le Christ (comme le voudraient les gallicans d’hier et les collégialistes d’aujourd’hui). Par contre, ce que l’Evêque validement ordonné reçoit sans nécessaire médiation du Pape, c’est le pouvoir d’ordre, c’est à dire cette spéciale consécration qui le rend successeur des Apôtres quant au pouvoir en matière de sacrements, mais pas de gouvernement[8].

Si on renonce à distinguer pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction il ne reste rien d’autre qu’un vague, magmatique et impétueux pouvoir épiscopalo-apostolique, duquel seraient détenteurs (d’une façon qu’aucun théologien n’a su vraiment préciser) tous les Evêques de l’Eglise validement ordonnés en vertu de leur consécration. L’Evêque, par le seul fait d’être consacré, détiendrait un pouvoir sur l’Eglise entière, le détiendrait per se, le détiendrait sans médiation papale, donc presque “indépendamment” du Pontife Romain, qui n’en est plus la source, mais à la limite (dans certaines versions “modérées”) seulement la condition[9]. Les Evêques détiendraient du Christ même, en vertu de leur consécration, non seulement le pouvoir d’ordre, mais aussi un certain pouvoir de juridiction sur l’Eglise entière et ils seraient, dans leur ensemble, d’une certaine façon déjà aptes à l’exercer. C’est une version juridictionnelle de ce qui fleurit à l’époque du Conciliarisme : on reconnait à l’ensemble des Evêques un pouvoir de juridiction sur l’Eglise entière et cela même si en théorie on continue de laisser au Pape la détermination d’un troupeau particulier (à quel titre, dans pareille perspective, le Pape continuerait de détenir un semblable pouvoir, cela n’est pas toujours clair)[10]. En effet, dans cette thèse on parle d’un pouvoir juridictionnelle sur l’Eglise universelle en vertu de l’incorporation au “collège apostolique”, qui viendrait à se fonder en dernière analyse sur le pouvoir d’ordre validement conféré dans l’Eglise, et en faisant en partie abstraction du troupeau particulier confié. Il est évident que dans cette thèse le Pape tout en ne devenant pas toujours officiellement un simple “primus inter pares” à la mode des schismatiques orientaux, il n’est plus la source du pouvoir juridictionnel comme peut l’être l’unique source pour un fleuve, mais il serait seulement un torrent plus grand qui se joindrait à la “force juridictionnelle” déjà existante dans les Evêques, lesquels avec lui auraient titre à gouverner l’Eglise universelle. Et l’Evêque de Rome n’est plus l’Evêque des Evêques, l’Episcopus episcoporum détenteur des Clés de Pierre, mais un Evêque en plus à ajouter (en lui concédant peut-être un peu plus d’honneur) au nombre des Evêques total.

Ici réside le problème, dans une telle perspective les Evêques ne gouvernent pas seulement avec pouvoir ordinaire, quoique médiat et restreint, une portion du troupeau qui leur serait confiée par le Pape, mais ils gouvernent - et ils auraient radicalement titre à le faire - sur l’Eglise universelle, et cela principalement en vertu du pouvoir d’ordre. Cependant le dogmatique Concile Vatican Ier a défini solennellement que les Evêques paissent les troupeaux singuliers qui leur sont confiés - “assignatos sibi greges singuli singulos pascunt et regunt[11] - et aucun document de l’Ecriture, de la Tradition et du Magistère n’a jamais enseigné l’existence d’un pouvoir suprême de l’ensemble de l’épiscopat sur l’Eglise universelle. Il y a seulement, nous le répétons, un pouvoir médiat et restreint qui dérive du pouvoir papal, comme tout ruisseau dérive de l’unique source, le pouvoir papal, lequel - en étant suprême et immédiat - n’a pas besoin du concours du pouvoir juridictionnel épiscopal parce qu’il en est la source.

A suivre...

                                                                                                        

Don Stefano Carusi

 



[1] S.T. BONINO, La place du Pape dans l’Eglise selon Saint Thomas d’Aquin, in Revue Thomiste (1986) p. 393.

[2] SAINT THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 24, q. 3, a. 2, q. la 2, ob. 3.

[3] S. T. BONINO, cit., p. 395.

 

[4] T. ZAPELENA, De Ecclesia Christi, Roma 1955, t. I, p. 283, 284. Il est à remarquer le double usage dans le grec des verbes “boskein” et “poimanein”, dans les sens plus proprement de “pascere” (le premier) et de “regere” (le second).

[5] SAINT THOMAS D’AQUIN, In Jo, XXI, Lect. 3; S.T. BONINO, cit., p. 395.

[6] L. BILLOT, De Ecclesia Christi, Rome 1921, l. II, q.13, th. 26, n°828 et ss; q. 14, th. 28, n°864 et ss; S.T. BONINO, cit., p. 413, 419, l’auteur, en commentant S. Thomas, fait recours à la philosophie de la participation pour expliquer l’ “éminence” du pouvoir papale e le “pouvoir participé” des évêques.

[7] Denz., nn. 3112-3117.

 

[8] L. BILLOT, cit., l. II, q. 9, n. 499 e ss.; q. 15, n. 1074 e ss; B. GHERARDINI, La Chiesa mistero e servizio, Roma 1994, pp. 207-219.

[9] Au sujet de certaines thèses théologique sur la matière et sur leur compatibilité avec la doctrine catholique cf. L. BILLOT, cit., l. II, q. 15, n° 1071, 1072 ; T. ZAPELENA, cit., l. II, p. 105-108.

[10] Cf. note précédente.

[11] Denz. n. 3061.

 

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22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 16:15

Interview avec sa secrétaire qui pendant plusieurs décennies fut sa collaboratrice la plus proche

 

                                                                          Dimanche des Rameaux 2014


 padre-Cornelio-Fabro.jpg

 

Disputationes Theologicae remercie Soeur Rosa Goglia - auteur de: “Cornelio Fabro, profilo biografico” (Edivi, Segni 2010), livre particulièrement révélateur de la personnalité du grand philosophe et théologien stigmatin - pour sa disponibilité avec laquelle elle a accepté de répondre à nos questions.

Nous nous excusons, auprès de Soeur Rosa, pour le retard avec lequel sort sa contribution, retard dû aux charges liées à la nouvelle fondation ecclésiastique; nous sommes particulièrement heureux de la publier car elle met justement en valeur et en lumière l’union entre ce grand homme de Dieu et sa haute production métaphysique.

 

1 - C. Fabro est passé à l’histoire comme grand métaphysicien, peut être le plus grand du siècle passé. Comment vivait-il le fait d’être théologien?

Sœur Rosa : Fabro est un penseur radical, il n’est pas un homme de courant ou d’école, il se pose face aux thèmes décisifs pour l’existence et il prend position. Le poids de l'érudition n’aplatit jamais sa recherche inquiète et son religieux “soin de l’âme”. Il n’était pas un homme immergé dans l'académisme abstrait : la Commission pour le concours à la chaire de l’Université de Bari le définit «digne de beaucoup de considérations pour ses talents théorétiques», mais Elle ne manqua pas d’apercevoir ses accents «polémiques» et «tendancieux», évidemment sur le central “problème de Dieu”. Cornelio Fabro, philosophe, est un tout avec le théologien et l’homme de Dieu, pour lequel le problème essentiel de Dieu est le problème essentiel de l’homme.

Dans chacun de ses écrits on lit l’exigence indispensable de restituer à la raison sa dimension métaphysique capable d'atteindre le transcendant.

 

2 - Un aspect peu connu de cet éminent intellectuel est en effet sa passion pour la création....

Dans ses mémoires il nous parle de son enfance avec les animaux domestiques, des eaux de sources de la région de Fluminiano (Udine), son village natal, et on sent intuitivement quel rôle l’observation de la création a eu dès son enfance, qui fut très éprouvée par de sérieuses maladies qui causèrent une immobilité physique.
Il suit pendant trois ans le cours de science naturelle à l’Université de Padoue, où il s’occupe de biologie, d'embryologie, de génétique, de physiologie comparée, de la nature de la vie et notamment des rapports étroits entre biologie et philosophie. Pour observer la biologie marine il appuya la réalisation d’un laboratoire à Rome avec de l’eau de mer, nous rappelons aussi le sujet de sa thèse en zoologie : “Modifications histologiques dans l’utérus du requin” et ses innombrables visites à la station zoologique de Naples mais aussi au zoo de Rome.

 

3 - Peut être ces éléments aussi ont humainement aidé son approche réaliste?

Il reste frappé par ces modus scientifique qu’il retrouve dans les milieux de la recherche  et par le mode d’affronter les problèmes qui «t’oblige à tenir compte du réel». Cette expérience va l'accompagner quand il abandonne le milieu scientifique pour se dédier à la philosophie. De là vient son “réalisme de la res”, qui est un tout avec son réalisme gnoséologique. C. Fabro se confronte toujours avec cette «réalité qui te prend et t’oblige à tenir compte d’elle, sans nébulosités pseudo théorétiques et sans divagations formelles sémantiques».

 

De là son aversion pour l’idéologisme et pour les systèmes trop rationalistes, qui sont pour lui «une forme d'immanentisme». Son engagement était et est de « redonner aux intelligences le goût de la vérité et consolider dans les âmes le fondement de la liberté »; C. Fabro utilise son intelligence de philosophe très raffinée comme un bistouri pour individuer et examiner les fibres les plus internes, profondes et subtiles du connaitre et de l’être. En répondant à l'exigence théorétique de sondage de la fondation métaphysique de la cogitative, comme forme inférieure de rationalité et forme supérieure de sensibilité, C. Fabro cueille thomistiquement cet anneau de conjonction qui se situe entre l’intellect et la sensibilité, et qui explique et légitime le réalisme gnoséologique. A ces piliers il ancre son invitation à «l’immersion dans la réalité», à «l’élasticité conceptuelle», à la «conversio ad praesentiam». Naturellement ce sera la lecture de ses écrits qui nous ancrera à ces bases solides.

 

4 - Les dernières décennies de sa production philosophico-théologique ont été marquées, dans la culture catholique aussi, par l’idéologie de “l’ouverture au monde”; comme l’a reconnu le Pape Paul VI avec des accents auto-critiques, cette ouverture est devenue une invasion de l‘Eglise de la part de la pensée mondaine....

L’attitude de compromis du monde catholique le blessait et lui causait une grande douleur; quelques temps plus tard, il s’était même rendu compte que son infarctus de mars 1974 était lié à l’attitude du monde catholique, trop disponible aux compromis sur les thématiques du divorce et de l’avortement. Il voyait l’Italie qui s’éloignait des principes chrétiens et il voyait que cela se produisait par des lois signées par des gouvernements démocrates chrétiens.

 

Plus en général, sa sincérité le conduisit toujours à être « contre les mouvements tièdes de compromis entre transcendance chrétienne et immanence moderne », ainsi qu’il abhorrait toujours les groupes de pouvoir qui par utilité cachent la vérité dans la volonté et qui “unifient” ce qui n’est absolument pas assimilable.

 

5 - Différents hommes d’Eglise, certains très influents et même de formation moderne, ont dénoncé une gravissime dérive doctrinale dans le monde catholique d’aujourd’hui. Que pensait Fabro d’un tel phénomène?

C. Fabro écrit à propos des erreurs philosophiques modernes et de la nécessité que le clergé les connaisse pour s’en défendre: «les débandades dans la doctrine et dans la morale catholique qui ont suivi le Concile, qui sont peut être parmi les plus aberrantes et graves dans l’histoire des hérésies, qui ont emporté aussi des grands pans de la hiérarchie, qui n’a pas suivi souvent les directives du Vicaire du Christ, dépendaient et dépendent de ceci». «Ceci» c’est à dire l’ignorance de la vraie nature de la «pensée moderne» et l’ «anthropologie radicale», lesquelles minent les fondements de la transcendance et de la métaphysique, et qui entraînent avec elles les «débandades doctrinales» citées ci-dessus.

 

Citons Miccoli: «le réalisme métaphysique de Fabro s’est imposé contre le déferlement de l’idéalisme, du marxisme, de l’intuitionnisme bergsonien, de l'existentialisme, du pragmatisme et du nihilisme, comme s’impose une barrière et une palissade théorétique qui se dresse à la frontière des questions décisives concernant Dieu, Homme, Monde, avec un langage intransigeant, intolérant, sèchement exégétique plutôt que oecuméniquement herméneutique....». Il continue en parlant de Fabro comme étant «attentif et zélé à protéger l’espace sacré du divin dans la lignée de la tradition contre les profanateurs du Temple et contre les hérauts des nouvelles propositions théorétiques et pratiques, qui lui apparaissaient insidieuses pour la vie de l’Eglise parce que équivoques, hérétiques, et renversant la Fides Ecclesiae».

 

6 - Comment fut prise sa sincérité?

C. Fabro est contre tout pragmatisme doctrinal car il n’est rien d’autre que «haine pour l’intelligence» ; son «implacable et immédiate sincérité» ne peut l’amener qu’à «cet amour âpre et passionné pour la vérité qui ne tient pas compte de ce que diront et feront les autres», ainsi que l’écrira l’illustre jury de Bassano en 1989.

 

En raison de sa sincérité il a dû souffrir. Que l’on pense au livre sur K.Rahner : il lui avait été demandé par des collègues qui l’encouragèrent, mais ensuite il ne fut pas soutenu comme il le fallait quand apparurent les difficultés, l’ostracisme, les lettres indignées. Mais lui défia ses contradicteurs à venir faire un débat publique à l’Université romaine de la Grégorienne. Evidement, tout resta lettre morte car personne ne voulait se confronter écrit Mario Composta, tous connaissaient le bien fondé de ses positions et la force de ses argumentations. Plus triste encore fut le fait de constater que les attaques ne vinrent que du monde catholique, le monde philosophique laïc ne s'immisça même pas dans ce débat et les flèches les plus empoisonnées vinrent des proches, mais lui continua de condamner  fermement le “tournant anthropologique” du théologien allemand.

 

7 - Et comment voyait-il son propre combat philosophico-théologique, en dernière analyse sa bataille pour la vérité?

Il attribuait à Dieu sa force. Je cite son testament spirituel : « si je n’ai jamais reculé devant la vérité cela a été le fruit de Son (de Dieu) assistance miséricordieuse, de la protection de la Madone, des Anges et de mes saints patrons, des âmes que j’ai pu diriger et de celles que j’ai assistées au seuil de la mort pendant le passage vers la patrie céleste ». Il y a l’aide de Dieu et il y a la confiance dans le Seigneur et il y a à côté l’usage responsable de la liberté ordonnée par la vérité, véritable « participation à l’oeuvre créatrice de Dieu ». Dans les plis les plus intimes de l’esprit, nous sommes appelés par le Créateur à participer à l’oeuvre rédemptrice qui se fonde sur la toute puissance divine, qui nous donne une liberté jaillissante et se renouvelant toujours. Toute liberté est une nouvelle création dans le devenir de notre être et donc dans le tissus social dans lequel nous sommes, nous participons à l’oeuvre créatrice de Dieu. De là notre responsabilité. Dans le monde de l’esprit et dans le monde social il y a ces rejetons de véritable liberté - qui sont comme les pousses que nous voyons en ce printemps - qui peuvent rester inconnus, non visibles, pas appréciés par les yeux des hommes mais ils sont une force et ils sont précieux aux yeux de Dieu et au bien de l’humanité.

 

                                                                                             Don Stefano Carusi

 

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21 décembre 2013 6 21 /12 /décembre /2013 08:59

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Saint Josaphat, témoin de l’unique vraie foi (Catholique, Apostolique et Romaine)
massacré par les schismatiques


 

21 décembre, Saint Thomas Apôtre et Martyr

 

     Dans la confusion doctrinale générale d’aujourd’hui, s’infiltre, dans l’imaginaire collectif, malheureusement aussi (ou malheureusement surtout…) catholique, l’idée que la mort violente soit suffisante - avec une référence au Christ laquelle, en ces temps de “christianisme anonyme” rahnérien, est plus que jamais vague - pour être inscrits dans le registre des martyrs. Nous ne sommes pas en train de parler uniquement de l’équivoque sur laquelle navigue la rhétorique des politicards qui, en utilisant des sentiments et des émotions mal guidés, emploie, abuse et confond la notion de martyr chrétien avec le simple fait d’avoir été tué dans les contextes les plus divers, mais nous sommes en train de parler de la désintégration de la notion de martyr chrétien pour des objectifs œcuméniques.

    Si nous y réfléchissons, ce qui est contredit au niveau dogmatique, c’est la valeur surnaturelle de la vertu de foi et l’unicité de son objet. En même temps, au niveau apologétique, la possibilité de reconnaître le vrai martyre du Christ, que la stabilité d’âme, la prière pour ses persécuteurs, le désintéressement et la magnanimité, mais surtout la force et le courage infus dans la profession de la vrai foi, extraordinairement unis à mansuétude et miséricorde, distinguent de celui qui est naturellement courageux (ou même uniquement obstiné), est méconnue. En effet il ne suffit pas de mourir avec le titre de disciple du Christ, pour nous exprimer avec Saint Ambroise de fait «même les hérétiques semblent avoir le Christ avec eux; parce qu’aucun d’entre eux ne renie le nom du Christ, mais celui qui renie le Christ, c’est celui qui ne professe pas tout ce qui est du Christ»[1].

 

L’enseignement de l’Aquinate

     Dans la nouvelle perspective œcuméniste un vague exercice de la vertu naturelle de force, une certaine capacité de résistance face au bourreau, unie au nom chrétien, suffirait pour qu’on devienne des “martyrs” et cela malgré le très grave désordre de l’adhésion à l’hérésie ou au schisme, qui ne mérite formellement certainement pas le Ciel, mais plutôt, en soi, le feu éternel. L’harmonie de l’ensemble des vertus surnaturelles disparaît, mais surtout disparaît l’objet qui justifie l’acceptation de la mort, la vraie foi. Ce qui est en contraste avec l’enseignement du plus grand théologien de l’Église: «supporter que la mort soit infligée n’est pas chose louable en soi, mais en tant qu’ordonnée à un bien déterminé, lequel consiste dans l’acte de la vertu comme dans le cas de la foi et de l’amour de Dieu»[2]. Ce n’est donc pas le fait de subir la mort qui mérite, mais le fait d’ordonner cela au bien surnaturel suprême. L’Aquinate admet que l’on puisse parfois parler à juste titre de martyre même quand d’autres vertus sont à exercer extérieurement, mais toujours dans la mesure où elles sont une manifestation de l’unique vrai foi, comme dans le cas du Baptiste qui devait reprocher publiquement l’adultère d’Erode. La perspective reste toutefois toujours rigoureusement objective et l’acte en question doit toujours être exercé surnaturellement en défendant la foi de l’Église[3], à l’intérieur de Laquelle uniquement on peut mériter.

     Si au contraire ce qui mérite la couronne de martyr ce n’est plus la défense de l’unique foi surnaturelle, mais le courage naturel ou d’autres aspects d’ordre naturel, si le discours se déplace vers la perspective anthropocentrique, quand elle n’est pas ouvertement panthéiste, il devient ainsi possible de parler de “martyre œcuménique”.

     «Extra Ecclesiam nulla salus» répond l’Église, Laquelle, en précisant le sens de ce dogme, si Elle nous dit qu’il ne peut pas y avoir de salut, Elle affirme a fortiori qu’il ne peut pas y avoir de véritable martyre, car le martyre constitue dans un certain sens le “salut héroïque” c’est-à-dire le «quasi maximae charitatis signum», comme dit Saint Thomas[4]. Altérer la notion de martyr, en l’attribuant par exemple aussi aux protestants tués,  n’est pas sans importance: on touche à ce qu’il y a de plus élevé dans l’exercice de la charité, on dénature son caractère surnaturel, de même que la foi, le mérite et le salut dans l’Église. Mais laissons aux Pères le rôle de nous en expliquer le pourquoi.

 

La pensée des Pères de l’Église attestée par Saint Augustin et par Saint Jean Chrysostome

     L’Église a toujours eu à cœur la clarté de ce concept sur les Saints Martyrs, sur lesquels des erreurs avaient surgi dès les premiers siècles (erreurs et hérésies, en effet, tendent à renaître toujours nouvelles et toujours semblables comme les mauvaises herbes). L’office de l’Octave des Saints consacrait trois Leçons, pour conclure les huit jours de célébration de nos protecteurs célestes, pour mettre en garde contre l’erreur “latitudinariste” ou relativiste.

      Le troisième Nocturne du 8 novembre proposait à tous les prêtres la lecture de l’homélie de Saint Augustin sur le grand mérite des persécutions. Le Saint Évêque d’Hippone, après avoir rappelé les conditions déjà en elles-mêmes extraordinaires pour être un martyr catholique, rappelle qu’il n’y a pas de fruit pour celui qui meurt sans exulter : n’est pas un martyr, par exemple, celui qui maudit son persécuteur et le destin qu’il lui arrive de subir, une allusion ample à la réaction surnaturelle devant la mort. Surtout, l’hérétique n’est jamais martyr, car même si beaucoup «ont perdu leur âme pour le nom chrétien», même si beaucoup «ont subi les mêmes choses» que nos martyrs, ils sont toutefois exclus de la couronne éternelle: «sed ideo excluduntur ab ista mercede»[5]. Le motif est fondamental et Saint Augustin l’explique avec l’Évangile: il est vrai que Notre Seigneur a dit «bienheureux ceux qui subissent les persécutions», mais il a aussi ajouté «à cause de la justice». Et là où il n’y a pas la vraie foi, il ne peut pas y avoir cette justice, «ubi autem sana fides non est non potest esse iustitia», car «le juste vit par la foi» dit le Saint Père de l’Église en reprenant Saint Paul (Eb 10, 38). Il n’y a aucune vitalité surnaturelle, aucune “justice théologale” sans la vraie foi. Et que les schismatiques n’osent jamais s’attribuer la grandeur du martyre, continue le grand Africain, car elle ne leur a pas été promise, car ils n’ont pas la charité: «s’ils l’avaient, ils ne déchireraient pas le Corps du Christ qu’est l’Église». De quel amour de Dieu salutaire pourront-ils jamais se glorifier? Et «là où il n’y a pas la charité, il ne pourra jamais y avoir la justice»[6], nécessaire selon les paroles du Christ afin que la persécution puisse être féconde.

     Le Chrysostome est d’ailleurs lapidaire: «pas même le sang du martyr peut laver de ce pêché (du schisme)» et s’il veut “se laver” de cette faute qu’il rentre au bercail qu’il a abandonné; l’Évêque de Constantinople continue en posant la question: «dis-moi donc, pour quel cause est-on martyr?» Pour quelle raison meure-t-on, «n’est-ce pas pour la gloire du Christ?»[7]. Et ne meurt pas pour la gloire du Christ celui qui est tué en dehors de Son unique Église, l’écoulement de son sang n’a aucune valeur, s’il n’est pas dans la vraie foi. N’est pas membre du Corps unique du Christ, comme l’a déjà indiqué Saint Augustin, celui qui, par l’hérésie ou par le schisme déchire la chair du Christ et même s’il devait subir des souffrances et la mort, le sien n’est pas un sacrifice objectivement agréable à Dieu. Il pourra l’être aux hommes et aux partisans de la secte, mais il ne l’est pas à Dieu, car objectivement il meurt pour l’erreur et non pas pour la Vérité. Il ne peut être “martyr” qui veut dire  “témoin”, témoin de toute la vérité du Christ: «ils rendent un témoignage à la vérité, non pas à une vérité quelconque, mais à la vérité qui est selon la piété», dit Saint Thomas, c’est-à-dite la vérité catholique.  «Et donc la cause de n’importe quel martyre est la vérité de la foi»[8].

     Saint Augustin dira sèchement ailleurs: «martyrem Dei non facit poena sed causa»[9] et après cette sentence lapidaire, il ne se soustrait pas à une explication patiente. Ce n’est certes pas le type de supplice qui anoblit une mort, mais c’est la cause, l’objet de la résistance au bourreau. Saint Augustin l’affirme à propos des discussions stériles et fallacieuses sur les atrocités donatistes ou les répressions des catholiques: «chassons les réprimandes inutiles que les deux parties ont l’habitude de se lancer réciproquement par ignorance : toi, ne me reproche pas les morts de Macaire tout comme moi je ne te reproche pas la cruauté des Circoncellions. Si ce fait ne retombe pas sur toi, pas même l’autre ne retombe sur moi…»[10]. Allons donc au nœud du problème, dit l’Évêque, «traitons la chose en soi» («re agamus, ratione agamus»)[11] et la vérité est encore que «martyrem non facit poena sed causa».

     Nous ne le répéterons jamais trop - spécialement dans nos temps de subjectivisme et de relativisme conséquent -, Saint Augustin fait toujours appel à l’objectivité, à la chose en soi et non pas aux contingences. La pensée relativiste des Donatistes d’hier - ou des œcuménistes libéraux d’aujourd’hui - veut constamment détourner l’attention de l’objet, parce qu’elle sait qu’elle est perdante sur un tel terrain, les Pères au contraire nous la rappellent. C’est ce que fait la pensée moderniste de nos temps, à la lumière de la nouvelle religion de l’homme pour laquelle la violence produirait presque automatiquement le martyre. Saint Augustin au contraire - et il le fait justement en parlant du vrai ou du faux martyre, en suivant les paroles de Saint Luc - nous rappelle que la violence peut être aussi un devoir et qu’il peut être juste de l’exercer. Le martyre, c’est autre chose.

     Si c’est en effet la peine qui fait le martyr, les voleurs et les assassins condamnés à mort pourraient se vanter d’un tel titre, fait remarquer le grand Père de l’Église: «nam si poena facit martyrem et latro quando occiditur martyr est»[12].

     À celui qui ne comprend pas encore, Saint Augustin demande rethoriquement: voulez-vous vraiment savoir pourquoi dans le martyre, ce qui compte c’est la cause et non pas la peine? Eh bien, mettez alors devant vos yeux la scène du Calvaire et pensez aux trois croix et à ceux qui y étaient suspendus. La peine était la même pour tous, mais «ce qui séparait ceux qu’au contraire la peine unissait, c’était la cause». L’un des trois était le Juste et il ne méritait pas la Croix, les deux autres au contraire méritaient à juste titre la potence. Tous les deux. Juste était leur condamnation à mort, mais l’un des deux demanda pardon et, comblé de foi et de charité surnaturelles et avec l’espérance théologale de celui qui est suspendu à la droite de Jésus Christ, ira au Ciel, bien que sa crucifixion était juste : «pour nous c’est justice, nous soufrons la peine que nos crimes ont mérité» (Lc 23, 40). L’autre au contraire, lui aussi condamné justement à mort pour ses méfaits, ne prendra pas part à la vie éternelle parce qu’il a refusé le Christ. Crucifixion pour tous les trois, injuste pour le Christ, juste pour le Bon Larron qui ne va pas au Ciel pour la peine soufferte, mais pour la disposition de son cœur. Crucifixion pour l’autre larron qui, ainsi que l’Écriture nous le laisse entendre, brûlera en enfer[13]. Voilà à qui Saint Augustin associe les “martyrs œcuméniques”: au mauvais larron, qui n’est certainement pas un exemple de salut.

     Ou mieux, pour le Père de l’Église, le parallèle avec le larron qui meurt en blasphémant souligne non seulement que celui qui est tué violemment dans la secte, donc hors du Corps du Christ, n’a aucun titre de mérite, mais il suggère aussi l’idée de la circonstance aggravante qui est constituée par l’obstination et l’opiniâtreté non surnaturelles, en ce qui aurait pu être une occasion de repentir, comme ce le fut pour le Bon Larron.

   Saint Augustin a raison d’être si rude, parce que l’hérétique ou le schismatique formellement pris, est le pire ennemi du Christ, même pire que le larron, endurci dans une longue vie de vols et d’homicides. Étant un corrupteur de la Vérité révélée et déchirant la chair du Christ, le seul « sang du martyre » ne peut pas « le laver d’un tel péché », pour reporter l’écho du Chrysostome.

    Voilà l’enseignement de deux Saints Pères sur le “martyre œcuménique”, dont non seulement il est pastoralement inopportun et scandaleux de parler à propos des personnes singulières, car nous n’en connaissons pas «la pleine advertance et le délibéré consentement» et car Dieu seul connaît les dispositions de leur ultime instant de vie (de internis non iudicat Ecclesia, Laquelle doit donc se limiter à ce qui est public et formel), mais il est aussi spéculativement hétérodoxe, car il en arrive à nier l’extra Ecclesiam nulla salus . Saint Augustin n’aurait pas dit que vouloir imposer à l’Église la lecture d’un martyrologe œcuménique est simplement vouloir fêter les blasphèmes du “mauvais larron”, uniquement parce que le supplice de la croix fut commun?     

 

La Rédaction

 




[1] Ambr., Luc. VI, 101 (CSEL 32/4).

[2] « Tolerare mortem non est laudabilis secundum se, sed solum secundum quod ordinatur ad aliquod bonum, quod consistit in actu virtutis, puta ad fidem et ad dilectionem Dei», S.Th., IIa IIae, q. 124, a.3, c.

[3] S.Th., IIa IIae, q. 124, a. 5, c.

[4] S. Th., IIa IIae, q.124, a. 3, c.

[5] Aug., serm.dom. I, 5 (CCL 35).

[6] Ibidem.

[7] Io.Chr., hom. in Eph. XI, 4.

[8] S. Th., IIa IIae, q.124, a. 5, c.

[9] Aug., serm. CCLXXXV, c. 2. Pour les lieux parallèles cf. la note 13.

[10] Aug., epist. XXIII, 6-7 (CSEL 34/1).

[11] Ibidem.

[12] Aug, serm. CCCXXVIII, c. 8.

[13] Ibidem: «  Vultis noscere quia non facit martyrem poena sed causa? Tres illas cruces attendite ubi Dominus crucifixus est in medio duorum latronum. Poena aequalis erat sed causa separabat quos poena iungebat […]Tres erant cruces. Aequalis poena sed dispar est causa. Unus damnandus alter salvandus, in medio damnator et Salvator. Unum punit, alterum solvit. Crux illa tribunal fuit ». Pei luoghi paralleli cfr. : Aug. serm. CCLXXXV, c. 2, I« llud ergo praecipue commonendi estis, quod assidue commoneri, et semper cogitare debetis, quod martyrem Dei non facit poena, sed causa. Iustitia enim nostra, non cruciatibus, delectatur Deus: nec quaeritur in omnipotentis veracisque iudicio, quid quisque patiatur, sed quare patiatur. Ut enim cruce dominica nos signemus, non fecit hoc Domini poena, sed causa. Nam si poena hoc fecisset, hoc et latronum similis poena valuisset. Unus locus erat trium crucifixorum, in medio Dominus, qui inter iniquos deputatus est. Duos latrones hinc atque inde posuerunt: sed causam similem non habuerunt. Lateribus pendentis adiungebantur, sed longe separabantur. Illos facinora sua, illum crucifixerunt nostra. […] Crux Christi in medio non fuit supplicium, sed tribunal: de cruce quippe insultantem damnavit, credentem liberavit». Cfr. anche Aug. epist. CCIV, 4 (CSEL 57): « Verum nos et occupatissimi sumus et in aliis plurimis opusculis nostris huius modi vaniloquia refutavimus. Iam enim nescio quotiens disputando et scribendo monstravimus non eos posse habere martyrum mortem, quia Christianorum non habent vitam, cum martyrem non faciat poena, sed causa». Cfr. anche Aug. serm. CXXXVIII, 2 : « Nam et apud haereticos, qui propter iniquitates et errores suos aliquid molestiarum perpessi fuerint, nomine martyrii se iactant, ut hoc pallio dealbati facilius furentur, quia lupi sunt. Si autem scire vultis in quo numero habendi sunt, pastorem bonum Paulum apostolum audite; quoniam non omnes qui corpora sua in passione etiam ignibus tradunt, aestimandi sunt sanguinem fudisse pro ovibus, sed potius contra oves. Si linguis, inquit,hominum loquar et Angelorum, caritatem autem non habeam, factus sum velut aeramentum sonans, aut cymbalum tinniens. Si sciero omnia sacramenta, et habuero omnem prophetiam, et omnem fidem, ita ut montes transferam, caritatem autem non habeam, nihil sum. Magna ergo res est postremo fides montes transferens. Illa quidem magna sunt; sed si ego haec sine caritate habeam, inquit, non illa, sed ego nihil sum. Sed adhuc istos non tetigit, qui falso martyrii nomine in passionibus gloriantur ». In generale si veda C. Lambot, Sermons complétés de saint Augustin. Fragments de sermons perdus. Allocution inédite de saint Augustin, in "Revue Bénédictine" 51, 1939, pp. 3-30).

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 17:05

Notre synthèse des œuvres de Mgr Piolanti

 

    9 Novembre 2013, Dédicace de l’Archibasilique du Très Saint Sauveur

 

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La Rome eternelle

 

Les Anges, les compagnons irremplaçables de l’homme

La solennité de tous les Saints commence par l’antienne du Magnificat des Premières Vêpres et, avant même de glorifier les Patriarches et les Prophètes, les Apôtres et les Martyres, les Anachorètes et les Confesseurs, l’Église demande l’intercession de tous les Anges Saints : « Angeli, Archangeli, Troni et Dominationes, Principatus et Potestates, Virtutes caelorum, Cherubim atque Serafim…intercedite pro nobis ».

La fête de la Communion des Saints – nous y pensons si peu de nos jours alors que le rationalisme corrompt aussi bien la foi que la piété – renvoie à une grande vérité de notre sainte Religion: la vie de l’Église et les échanges fondés sur la charité entre le Ciel, la Terre et le Purgatoire, mais aussi l’ordre naturel même de la création, ne pourraient pas aller de l’avant sans l’aide des Anges. Sans eux, l’édification du Corps Mystique se bloquerait presque tout comme la construction d’un immeuble ne pourrait pas avancer s’il n’y avait pas des superviseurs au service de l’Architecte, l’auteur du projet, s’il n’y avait pas des messagers des ordres qui font la navette dans les divers étages, s’il n’y avait pas des experts avec leurs connaissances supérieures qui instruisent le manœuvre ignare. Il s’agit presque d’une nécessité; cela ne veut pas dire que Dieu a rigoureusement besoin d’eux, mais c’est l’ordre de l’ensemble qui, en tant qu’œuvre d’une sagesse infinie, l’exige presque. Pour Saint Thomas, autant le monde matériel et le monde spirituel sont liés, autant ils sont complémentaires si bien qu’il penche même pour la thèse théologique selon laquelle la création des deux mondes – le monde angélique et le monde matériel – est simultanée et cela parce que, d’une certaine façon, ils sont faits l’un pour l’autre; étant des parties complémentaires de l’unique univers sorti des mains de Dieu et qui retourne à Lui, il y a un certaine convenance à ce qu’ils aient été créés ensemble[1]

Nous allons donc susciter quelques occasions de réflexion sur l’importance du ministère des anges, en suivant aussi l’esprit de Mgr Antonio Piolanti[2], qui a toujours privilégié la vision d’ensemble des mystères divins: tout comme l’Aquinate ne veut jamais parler des Anges presque comme s’ils étaient un univers fermé et autonome, le Maître de l’École Romaine invitait très souvent à lire l’histoire du salut sous les yeux de la Communion des Saints, y compris les Saints Anges. D’autre part, c’est ainsi que – avec une vision d’ensemble, comme le laisse entendre le maître que nous avons cité – l’effort théologique peut se libérer des chaînes du simple exercice académique, qui risquerait parfois de le réduire au plaisir naturel pour les intelligences les plus perspicaces, en rognant plutôt les ailes à l’assimilation véritable du mystère dont le but est le bien de l’âme.

 

Une vérité consolante et métaphysiquement fondée

Déblayons tout d’abord le terrain des obstacles qu’ont semé le rationalisme et le jansénisme d’hier et d’aujourd’hui: le premier est incapable d’admettre l’existence de ce qu’il ne voit pas et ne démontre pas par un syllogisme catégorique, le second – en tant que véritable fils du protestantisme – est le négateur systématique de la nécessité de la médiation des Saints dans notre salut[3].

 Il suffit d’observer la création avec des yeux purs pour que nous nous rendions compte que Dieu a voulu qu’il y ait une vaste gamme de créatures dont l’ « intensité de perfection » n’est, pour ainsi dire, pas la même. Que l’homme soit intelligent, tout comme la fourmi ne l’est pas, et qu’il y ait des hommes plus intelligents que d’autres, qui peuvent donc se vanter d’avoir un grade dans la direction – si ce n’est dans la gouvernance – de ceux qui sont moins doués, le mécréant peut lui aussi l’admettre (bien que le panthéiste moderniste n’y consente parfois pas). Dans la création naturelle, il y a, de fait, le « en plus » et le « en moins », mais tous les êtres sont ordonnés à Dieu et concourent au bien unique de l’univers[4]. Dans l’univers surnaturel aussi, dans la Communion des Saints, il y a le « en plus » et le « en moins », mais, tous unis dans la charité, ils concourent au bien surnaturel: dans ce cas spécifique, les Anges, plus doués que nous qui sommes des pèlerins sur terre, sont là pour nous conduire à cette Fin qu’ils contemplent, mais que nous, nous ne pouvons entrevoir que dans la foi.

Si nous sortons de l’individualisme mental, auquel le libéralisme nous a si gravement habitués, et si nous entrons avec Saint Thomas dans une perspective qui donne tout d’abord de l’importance à l’harmonie de l’ordre universel voulu par Dieu, il nous devient moins difficile de nous approcher du mystère de la Communion des Saints et des actes des Anges. Nous ne cherchons plus le bien isolé de la personne, nous ne privilégions pas le bien de chacun plutôt que celui de la civitas, mais nous observons avec un faisceau plus ample l’ensemble du projet de Dieu, en cherchant presque à nous laisser élever jusqu’à Lui, et, en participant à Son regard universel, nous comprenons le bien des parties uniquement à l’intérieur de l’ordre. Que ceux qui sont inférieurs soient gouvernés par ceux qui sont supérieurs rentre dans l’ordre de la Divine Providence, et Saint Thomas affirme que cela vaut pour tout l’univers, mais tout particulièrement quand nous parlons des Anges en les comparant aux hommes[5].

Il faut en outre souligner que ceux qui agissent œuvrent d’abord sur ce qui leur est plus proche et c’est comme cela qu’ils peuvent ensuite arriver à étendre leurs actes aussi sur ce qui leur est plus lointain[6]. Et, dans notre cas, cela vaut dans les deux sens, aussi bien descendant qu’ascendant. C’est-à-dire que Dieu se sert d’une chaîne de médiateurs intelligents, qui Lui sont donc les plus proches, pour  parvenir jusqu’à la gouvernance des choses les plus infimes. Bien que pouvant toujours intervenir directement, d’habitude Il ne saute pas cette gradation de perfection magnifique dans les créatures, dont Il est l’Auteur et qu’Il veut associer à Son œuvre de gouvernance en une sorte de « cascade » merveilleuse de rôles ordonnés.

La Divine Providence se sert donc de ceux qui, de par leur nature, sont plus près de Dieu: les ministres d’un roi sont ceux qui sont plus près de lui, et il est dans l’ordre des choses que les ordres concernant toute les provinces du royaume passent par eux[7]. Il en est de même pour remonter cette descente du bas vers le haut, où la loi reste inchangée: il n’est en effet pas possible de trop sauter les échelons de l’échelle et les sujets passent normalement par le ministre pour arriver à ce que le roi reçoive leurs recours. Une fois que nous sommes convaincus du naturel de la gradation de cet ordonnancement, nous comprenons que nous ne pouvons pas nous arrêter à l’homme et ensuite « sauter » directement à Dieu. Si nous réfléchissons, il s’ouvrirait de fait une sorte d’abîme entre la créature matérielle la plus élevée, l’homme, et Dieu, s’il n’y avait pas ces créatures spirituelles que sont les anges, qui sont capables – avec une intelligence extrêmement perspicace et avec une volonté monolithique – d’être les ministres les plus efficaces de la gouvernance de Dieu, et cela surtout quand il s’agit de distribuer et de faire circuler les dons de la grâce.

 

Une aide concrète pour nous conduire à la gloire

Dans la liturgie de la Sainte Messe traditionnelle, par exemple, après la consécration, nous invoquons l’intervention de la main « Sancti Angeli tui », afin qu’elle porte jusqu’à Dieu tout ce qui a été offert pendant la Messe, jusqu’à l’offrande des cœurs qui se sont unis au Sacrifice eucharistique afin que les bénédictions redescendent et remplissent les âmes des présents ou de ceux pour lesquels nous avons prié. Malheureusement, dans la nouvelle liturgie, ce concept est présent uniquement dans l’un des Canons au choix (officiellement le premier, mais – de fait – le moins fréquent dans les célébrations). L’image est en effet l’une des plus éloquentes et ramène droit à la « circulation mystique » des biens dans la Communion des Saints, laquelle passe par les « mains » de l’Ange. Cela ne veut pas dire que l’infusion de la grâce sanctifiante soit véhiculée par les anges comme un cadeau peut être transféré de main en main, mais dans le sens que les bénéfices dérivant de l’union des membres de la Communion des Saints nécessitent d’administrateurs sages, lesquels, si, d’un côté ils contemplent déjà Dieu, sont, de l’autre, proches des hommes, dont ils veulent le salut et qu’ils atteignent « agilement ». Par exemple, quand une pensée importante nous revient à l’esprit d’une façon inexplicable ou quand une inspiration a fait que nous pensons à notre ami que nous ne contactons pas depuis des années et qui avait besoin d’un mot de réconfort, l’influence angélique qui peut mettre rapidement en contact des personnes très distantes physiquement ne doit absolument pas être exclue.

Il faut en effet déblayer le terrain d’une vision trop éthérée des bénéfices angéliques cités. De fait, dans l’économie de l’Incarnation, l’aide que nous apportons à une âme unie à un corps répond toujours à une logique hylémorphique, tout comme la charité véritable réside dans la prière et dans la mortification personnelle, mais comporte aussi le fait de secourir concrètement l’indigent avec de la nourriture matérielle ou celui qui doute avec un conseil véridique.

Les Anges, qui exercent la garde réelle de l’âme et du corps, préservent notre santé, nos habitations, mais aussi les communautés religieuse et les églises, jusqu’aux royaumes et aux nations, mais ils agissent encore plus en instruisant les âmes  et en leur indiquant la voie du salut. Ils mettent en garde contre la fausseté du démon, ils illuminent les intelligences, en rappelant par exemple à la mémoire un événement ou en favorisant une sensation corporelle qui n’influencera pas directement l’intelligence, mais sollicitera au moins l’imagination. L’ange a ce pouvoir et encore plus l’ange gardien, qui reçoit, de Dieu, un mandat spécial et une faculté spéciale de veiller et d’œuvrer sur une personne déterminée.

Quant aux modalités de cette action, rappelons-nous que les créatures spirituelles peuvent, par exemple, intervenir facilement sur la matière, l’ange gardien peut faire en sorte que nous évitions le danger spécifique qui incombait sur notre santé physique, mais elles peuvent – au nom de ce même principe – être la cause de bonnes pensées et de conseil extérieur.

Au contraire, l’orgueil aveugle de la pensée moderne, qui veut tout enfermer dans notre conscience autonome, le « sanctuaire de l’homme » (K. Rahner), ne veut pas permettre que l’intelligence de l’homme ne soit jamais seule et isolée sur cette terre et tout spécialement en ce qui concerne le salut éternel. Notre pauvre intelligence n’est pas un absolu, mais, vu sa nature inférieure, elle a besoin d’aide et d’orientation supérieures dans ses jugements, dans ses choix, dans son action pratique, à plus forte raison si l’objet en est surnaturel; même les infidèles sont guidés par leur ange gardien qui leur donne des conseils afin qu’ils puissent dire oui à Dieu qui les appelle tout d’abord à la conversion, bien qu’il leur reste toujours la possibilité de refuser l’aide d’autrui.

L’activité de la pensée de l’homme n’est donc jamais dans la solitude chère aux immanentistes les plus cohérents, elle ne le peut pas parce qu’elle a toujours besoin d’aide et de soutien dans son parcours discursif lent et fatigant. Cela vaut, a fortiori, pour l’homme  en grâce, qui jouit pourtant d’être uni à la multitude des Saints – sans exclure les âmes saintes du Purgatoire – qui le suivent et lui donnent des conseils avec une attention spéciale et avec empressement ; il est en compagnie d’une multitude de conseillers même s’il ne s’en rend pas toujours compte. Cette vérité de foi consolante se fonde, dans le cas des anges, sur leur faculté de solliciter la connaissance humaine selon les lois de celle-ci. En effet, l’homme a un intellect moins puissant que celui des anges, sa composition avec son corps fait qu’il doit toujours passer par le sensible ; donc l’ange – tout en respectant l’ordre créé, dit l’Aquinate – aura recours, pour illuminer l’homme sur une vérité qu’il veut lui transmettre, à des « similitudes sensibles »[8]. Mais répétons qu’il ne se rend compte que rarement de l’origine de cette pensée ou du fait que la connaissance de cette vérité ou la possibilité de faire cette action ont été suggérées par les anges[9].

L’ange peut faciliter la réorganisation des pensées par l’imagination, mais aussi faciliter un choix volontaire en intervenant sur nos passions, qui sont liées à la corporéité de notre nature sur laquelle l’ange peut agir. Pensons par exemple à la faculté qu’a un orateur, à force de figures rhétoriques, de susciter les passions d’une foule et cela uniquement en ayant recours à la parole, ne soyons donc pas étonné si l’ange peut solliciter l’imagination et des passions dans un sens ou dans l’autre. Il peut, par exemple, favoriser des dispositions de miséricorde compatissante envers un pauvre ou bien de sainte colère envers les ennemis de l’Église; et puis, il soutiendra l’acte volontaire – qui reste toujours et seulement le nôtre – dans le sens de la miséricorde ou de l’audace suivant l’exigence. Quant au pouvoir consolatoire des anges, que notre pensée courre au Jardin des Oliviers où, aux heures terribles de l’Agonie, Notre Seigneur voulut que Sa sainte humanité soit réconfortée – avec une leçon inégalée d’humilité –par quelqu’un qui Lui était inférieur selon la divinité. Jésus vient donc, lui-même, nous dire que nous devons souvent recourir aux anges avec humilité et conviction, et tout spécialement à notre ange Gardien.

 

La Compagnie surnaturelle

Et puis, dans les heures difficiles, comme celles qui précèdent la mort, où la lutte avec les démons se fait plus difficile et où l’imagination peut être influencée vers le désespoir (nous savons que les démons se déchaînent particulièrement, en rappelant à l’agonisant ses pires péchés et en le tentant contre la foi et l’espérance), le confort angélique se manifeste encore une fois, visant à conduire cette âme dans  la même société céleste que celle où il vit déjà et à l’arracher à la société infernale, pour laquelle les démons s’emploient tant. Encore une fois, la vision que l’Église suggère – si nous voulons sortir de l’asociale fermeture en soi, typique de notre époque, quoique dans la massification vulgaire dominante – est celle de penser souvent à la Communion des Saints, car, tout comme la vie de la gloire sera sociale en compagnie des anges et des hommes saints, que la vie des chrétiens qui vivent encore sur la terre soit aussi déjà ainsi.

 

Angele Dei,

Qui custos es mei,

Me tibi commissum pietate superna,

Illumina, custodi, rege et guberna. Amen.

 

Don Stefano Carusi  



[1]Probabilior videtur, quod angeli simul cum creatura corporea sunt creati. Angeli sunt quaedam pars universi : non enim constituunt per se unum universum, sed tam ipsi quam creatura corporea in constitutionem unius universi conveniunt”, S. Th., Ia, q. 61, a. 3, c.

[2] A ce propos deux testes de l’auteur ne seront jamais trop recommandés: A. PIOLANTI. La Comunione dei Santi e la vita eterna, Città del Vaticano, 1992 (pp. 297-395) e IDEM, Dio nel mondo e nell’uomo, Città del Vaticano, 1994 (pp. 231-234).

[3] S. T. BONINO, Les Anges et les Démons, quatorze leçons de théologie, Paris, 2007 (Bibliothèque de la Revue Thomiste). L’auteur, dans un texte dense d’angélologie et de réflexions métaphysiques profondes sur la nature angélique, consacre deux chapitres propédeutiques à la compréhension de l’importance du rôle des anges (la lectio IV et V); dans le second, il affronte le problème de la “démythisation” moderne de la Révélation du point de vue rationaliste, en en dénonçant l’approche profondément antimétaphysique, donc antirationnelle (pages 93- 109).

[4] S. Th., Ia, q. 67. Pour l’ unitas ordinis dans la distinction et dans l’inégalité cf. Ibidem, a. 3, c. : “quaecumque autem sunt a Deo, ordinem habent ad invicem et ad ipsum Deum”.

[5]Hoc habet ordo divinae providentiae, non solum in angelis, sed etiam in toto universo, quod inferiora per superiora administrantur” S.Th., Ia, q. 112, a.2.

[6] A. PIOLANTI, La Comunione dei Santi, cit., p. 298.

[7] Ibidem, pp. 298, 299.

[8] S. Th., Ia, q. 111, a. 1, c.

[9] Ibidem, ad 3. Sur la possibilité d’influencer l’imagination cf. aussi l’article 3 de la même question.

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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 14:50

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      Disputationes a demandé à Mgr Gherardini d’évoquer la personne que fut son maître et ami Mgr Antonio Piolanti. Une dette de reconnaissance nous lie à ce théologien qui est connu de la plupart pour ses textes de théologie puissants et denses, pour son style incomparable, qui fonde la chaleur humaine de la Romagne, où il naquit, avec la rigueur doctrinale de la Rome Éternelle, où il vécu et mourut. Beaucoup ont voulu – il faut malheureusement le dire – l’oublier : ses œuvres, des chefs-d’œuvre accessibles et en même temps documentés, sont pour la plupart épuisées et personne ne cherche à en faciliter la diffusion (l’“étrange” incendie qui éclata dans le dépôt de ses œuvres est bien connu…), qui serait un baume pour les nombreux séminaristes et prêtres qui ont reçu une formation radicalement imbue d’immanentisme existentialiste, si ce n’est de véritable relativisme doctrinal. C’est aussi à cela que pensait l’auteur, dans le sillon des avertissements – inécoutés – du Magistère, Humani Generis particulièrement.

L’œuvre de Mgr Piolanti est une nourriture solide pour celui qui veut connaître la Vérité de l’Église du Christ, suivant l’exemple de Saint Thomas ; il sut aussi relire – sans rien rejeter de ce qui est bon – un certain thomisme rendu parfois un peu sec et trop livresque, en parlant toujours de la “philosophia perennis” avec une vitalité nouvelle. Mais, plus encore que le théologien, c’est l’homme de Dieu que Mgr Gherardini rehausse en peu de lignes essentielles et puissantes. Le professeur qui eut de Dieu le don de l’enseignement, aimait-il à répéter lui-même, ne courrait pas derrière des mitres épiscopales ou des pourpres faciles : pour un homme comme lui – en ces époques difficiles – elles auraient plausiblement pu lui coûter son âme. Il n’était pas affecté par cette “ambitio mala”, qui apporte tant de deuils à l’Église, mais par une soif de vérité, qui ne peut être séparée du respect du Vicaire du Christ. Tout Rome connaît sa phrase lapidaire, qu’il dut prononcer du bout des lèvres dans le Sacré Palais : “j’embrasse la main qui me frappe”. Le respect de l’autorité ecclésiastique ne signifie pas un servilisme qui brade la Vérité pour une maigre monnaie. Mgr Piolanti mourut “en monseigneur”, en Recteur honoraire du Latran, rien de plus. Il avait toujours aimé la Vérité. Mais comme la vérité est beaucoup plus durable que le bronze – et que les petitesses des hommes – nous nous unissons au cri de Mgr Gherardini, afin que l’“opera omnia” trouve un éditeur, pour que tant de manne ne soit pas perdue.

S. C.

 

ANTONIO PIOLANTI

In memoriam

 

par Mgr Brunero Gherardini

 

       "Audiamus dominum pratensem" et c’est justement moi, qui venais de m’inscrire à un de ses cours extraordinaires sur l’efficacité des sacrements, qu’il indiquait à ce moment-là de la main en m’identifiant sur la base de ma ville de provenance, Prato. Voilà comment commença un rapport qui devait se transformer, en peu de temps, en une amitié vraie et profonde.

       Au début, à dire la vérité, je me sentais un peu gêné : moi, un étudiant quelconque, lui l’un des plus célèbres maîtres de la si digne d’éloges "École Romaine". Puis, au bout de quelques semaines seulement, l’embarras se dissipa, pour laisser la place à une corrélation qui, au cours des années, devint "forte comme la mort" (Cant. 8 : 6). Ce fut ainsi, en réalité, que commença cette réciprocité d’intentions, d’estime et d’amitié vraie qui nous accompagna dans l’engagement commun pour la "sana theologia". Commun, non pas pour que nous puissions dialoguer et coopérer d’égal à égal : Lui, il était le colosse, moi, j’étais un pygmée quelconque ; Lui, le Maître, grand et célèbre, moi, le jeune "apprenti" qui entrait sur la pointe des pieds dans le sanctuaire de la théologie, que Lui, plus que d’autres, a ouvert à mon intérêt et à mon envie de savoir. Il s’est toutefois agi d’une réciprocité véritable. Dès qu’il se rendit compte que je l’approchais, non pas pour lui faire perdre du temps, mais pour lui soumettre des problèmes exclusivement théologiques et une orientation théologique authentique, surtout dans cette partie de la "sacramentaire" – la causalité des sacrements – dont Il était sans le moindre doute un Maître incomparable, fut avec moi d’une disponibilité rarissime. Non seulement il s’arrêtait pour parler avec moi dans les couloirs de l’Université du Latran, mais il prolongeait et intensifiait le dialogue en me recevant chez lui ou en me faisant part, par courrier postal, de ses réponses toujours convaincantes.

       Plus tard, alors que j’étais déjà prêtre et professeur titulaire de théologie fondamentale, je pus profiter aussi bien de sa disponibilité – qui, dans certains cas, se transformait en une joie véritable et évidente de communiquer à l’unisson avec les autres – que de sa compétence incontestée, pour focaliser les problèmes que j’avais rencontrés dans mes études et dans mon enseignement. Je l’avais hautement apprécié quand j’ai eu l’honneur et la joie de m’asseoir face à sa chaire ; mais pas autant que plus tard quand je pus l’apprécier quand j’ai discuté avec lui, face à face, en l’interpellant sur les problèmes les plus brûlants du moment ou sur leur origine historique. En effet, si son envergure de théologien fut grande, celle d’historien ne fut pas inférieure. Il avait une excellente mémoire ; je l’appelais le Pico della Mirandola ressuscité – et le cas voulut qu’il habitât à Rome, pendant un bon bout de temps, justement rue Pico della Mirandola – et je le qualifiais avec le même surnom : le phénix des intelligences (« la fenice degli ingegni »). Il connaissait, comme peu de personnes et même peut-être très peu, les obscurs précipices historiques où étaient nés et avaient pris pied les problèmes théologiques. Il avait la joie d’en parler. Il en recherchait les causes et les occasions afin d’atteindre un jugement de fond appuyé de preuves. Qui n’était jamais évident. Personne – pas même moi, qui ai été près de lui plus que d’autres – n’était à même d’en entrapercevoir une réponse ou une prise de position. Lui, le traditionaliste par antonomase, se renouvelait sans interruption et presque prodigieusement; sa position face à Odo Casel suffit pour le prouver. Chacun de ses jugements exprimait toujours la double source de laquelle il dépendait : la tradition, surtout thomiste, et le moment historique dans lequel il l’insérait.

       Son cours – tout comme, du reste, sa conversation – était exactement l’opposé de ce que les élèves entendent quand ils déclarent : que c’est rasoir ! Qu’il parle, comme presque toujours, en un latin fluide et brillant, ou qu’il se permette quelques digressions en italien, il s’agissait toujours d’une leçon limpide jusqu’à la transparence. J’ai connu peu d’autres professeurs aussi féconds que Lui et en même temps aussi pourvus de propriétés linguistiques et de rigueur méthodologique au service de la vérité théologique. Ses écrits, qui ressentent pourtant de son "cours" à vive voix, ne transmettent pas toujours les mêmes sensations que son parler en toute liberté, comme Il le faisait aussi de sa chaire. C’était un homme plein de savoir dans le sens le plus vaste du terme ; son cours le transmettait pleinement. Ce qui pourrait être considéré des digressions était, chez Lui, une partie intégrante, si ce n’est même essentielle, de son enseignement. Ou plutôt, tout était, chez Lui, enseignement : sa préparation spécifique, la façon très respectueuse de se comporter avec ses élèves, le ton même de sa voix servaient d’appui au déroulement de ses thèses : nous nous sentions tous profondément et joyeusement concernés.

       J’en ai connu peu qui avaient, dans leur chaire, Son autorité. Sans jamais lire une seule ligne écrite – à moins qu’il ne se soit agi d’une source à rapporter en entier, ou d’un Auteur à citer – il enseignait en parlant librement avec une clarté cristalline, avec une connaissance inouïe de la matière et, quelquefois, en invitant l’un ou l’autre élève à évoquer le cours qu’il avait écouté. C’était un moyen pour "repasser" la matière ensemble, qui allait à notre avantage, à nous, ses élèves, qui, en nous fondant sur ses questions, pouvions non seulement confirmer ce que nous avions appris à son école, mais aussi établir avec une certaine approximation sur quoi et comment nous allions être ensuite interrogés lors des examens.

       Les sources desquelles il puisait son savoir théologique étaient les plus fiables : saint Thomas surtout, le "Magister sententiarum", saint Albert le Grand et d’autres auteurs de la période classique. Mais il avait contact avec toute l’histoire en général et avec l’histoire théologique en particulier. Sur le plan historique, peu de personnes auraient pu rivaliser avec lui : peut-être pas même les professeurs titulaires les plus renommés. Ses écrits sont le témoignage évident de sa préparation historique : quelques-uns de nature purement historiques, la plupart de nature théologique, c’est certain, mais jamais étrangers à leur collocation dans l’histoire ou à la référence à celle-ci.

       On s’occupe en général de faire réimprimer les écrits des grands Maîtres. L’"opera omnia" de Piolanti attend l’éditeur généreux qui en prendra l’initiative. 

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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 11:20

Une intervention de Mgr Antonio Livi, doyen émérite de Philosophie à l'Université Pontificale du Latran

 

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La philosophie du sens commun en dialogue avec le rationalisme et le scepticisme d’aujourd’hui

 

Par Antonio Livi

 

Je suis engagé depuis des années dans un travail de recherche philosophique, tant historico-critique que théorétique, qui vise à fonder une revendication de la possibilité, et même de la nécessité de la métaphysique à une époque qui semble signer le triomphe définitif de la pensée antimétaphysique, si toutefois l’on peut parler de « pensée » ; en effet, il s’agit bien souvent d’une simple rhétorique en défense des intérêts de l’idéologie. Le résultat de cette recherche consiste dans la démonstration logico-aléthique de deux thèses liées entre elles : la première, contenue dans un traité intitulé Filosofia del senso comune[1], affirme qu’il est impossible de penser  si l’on ne présuppose  pas les cinq évidences empiriques universelles que sont l’existence du monde, du « moi » comme sujet, des autres sujets, de l’ordre moral et de Dieu comme cause première de tout ; la seconde, objet de l’essai intitulé Metafisica e senso comune[2], affirme que la vraie métaphysique (et non la métaphysique rationaliste qui entraîne la dialectique hégélienne) n’est rien d’autre que la formulation scientifique et la justification épistémique des certitudes qui constituent le sens commun. J’ai pu constater avec satisfaction que plusieurs savants ont pris en considération ce discours[3] et ont remarqué que cette revendication de la métaphysique, que d’autres continuent à repousser comme une tentative anachronique de ramener le débat à des époques précritiques, provient de raisons en grande partie nouvelles, en tant que basées sur ma notion de « sens commun », laquelle ne se rapporte pas tant à la philosophie antique et médiévale qu’à la philosophie moderne anticartésienne[4] et à la philosophie contemporaine de l’école analytique[5]. En particulier les commentaires d’Evandro Agazzi[6], de Francesco Arzillo[7], de Roberto Di Ceglie[8], d’Ambrogio Giacomo Manno[9], de Maria Antonietta Mendosa[10], de Fabrizio Renzi[11] et de Dario Sacchi ont mis adéquatement en relief combien ma revendication de la métaphysique n’est pas une « conséquence » de la philosophie du sens commun, mais justement la philosophie du sens commun elle-même, qui à son tour est une expression du réalisme comme méthode de la philosophie[12].

A ce propos, je profite de l’occasion pour réaffirmer que ce type d’argumentation est l’unique qui puisse démentir à la racine les fausses raisons pour lesquelles les tenants de la « pensée post-métaphysique » ou de la « pensée faible » estiment pouvoir se débarrasser de la philosophie comprise dans le sens fort, c'est-à-dire comme science et sagesse. Que l’on réfléchisse sur le lieu commun que Gianni Vattimo mène depuis des décennies  au sujet de la polémique antimétaphysique: « Il s’agit de s’ouvrir à une conception non métaphysique de la vérité, qui l’interprète […] à partir de l’expérience de l’art, de la rhétorique […] L’expérience postmoderne, post-métaphysique de la vérité est une expérience esthétique et rhétorique. […] La notion de vérité ne subsiste plus, et le fondement ne fonctionne plus, parce qu’il n’y a aucun fondement pour croire au fondement, c'est-à-dire au fait que la pensée doit « fonder» »[13]. Mais Gilson avait dit que la pensée ne doit pas « fonder » ; elle doit au contraire reconnaître le fondement qui est là[14]. La pensée post-métaphysique veut critiquer la pensée idéaliste sans se rendre compte que ses critiques ne mettent absolument pas en discussion la véritable pensée métaphysique, parce que celle-ci est caractérisée par l’acceptation du sens commun, ce qui équivaut à renoncer à la prétention de construire l’édifice philosophique sur un fondement posé par la philosophie elle-même, se voulant par là-même autosuffisante, sans présupposés.


Mais c’est bien au sujet de la philosophie du sens commun que je constate des oppositions (aimables mais explicites) de la part des autres savants qui ont commenté les deux essais dont j’ai parlé plus haut. Je fais référence particulièrement à Markus Krienke, à Horst Seidl et à Pier Paolo Ottonello. Markus Krienke, expert allemand de Rosmini, estime que ma philosophie, sans doute « postmoderne », peut récupérer et réévaluer certains éléments positifs de la philosophie moderne, à commencer par le rôle fondamental de la logique épistémique et donc de la « certitude ». Je transcris ici ses paroles précises sur le sujet :


«L’analyse de Livi révèle avec lucidité dans quel sens la dichotomie entre le subjectivisme et l’objectivisme, en tant que fondée sur un concept abstrait-scientifique du sujet connaissant et de l’épistémologie scientifique, a été dans la modernité ce qui a conduit à la perte d’une perspective philosophico-métaphysique, c'est-à-dire à la perte de la dimension « sapientielle » de la philosophie, en la transformant dans une science abstraitement logique. Ce que l’on appelle la « postmodernité », avec les issues nihilistes et athées dérivant de cette interprétation, n’est pas le « dépassement » de la modernité mais plutôt l’accomplissement d’une telle approche rationaliste. Pour trouver une alternative à ce « destin » de la métaphysique, Livi rappelle justement la dimension aléthique de la philosophie et se réclame du modèle aristotélico-thomasien de la métaphysique. La modernité est acceptée en tant qu’il y a des penseurs qui – en raison de leur doctrine du sens commun – s’opposent à la méthode par laquelle la lignée des penseurs modernes - qu’on indique d’habitude comme représentants du rationalisme (Descartes, Spinoza, Kant, Fichte, Schelling, Hegel) - réalise l’approche critique et le doute méthodique.  Mais l’intuition de Livi peut servir justement à revisiter et à réévaluer cette lignée, étant donné que les auteurs modernes qu’il propose partagent en partie l’approche moderne, tout en refusant qu’on les catégorise de manière unilatérale (voir Vico, puis Reid et Rosmini). C’est ainsi que  Rosmini lui-même dut élaborer un système pour trouver la possibilité d’une éventuelle conciliation entre le sens commun et l’approche transcendantale (cf. le Nouvel Essai) pour l’intégrer dans sa métaphysique (cf. Théosophie). Ce que ces auteurs essayent de réévaluer, c’est justement l’importance de la dimension subjective pour n’importe quelle expérience humaine et pour la certitude de cette expérience. Vu que Livi parle bien de la « certitude » des cinq « jugements d’existence » comme évidence de toute expérience métaphysique du sens commun, il faut se demander dans quelle mesure l’aspect de la « certitude » a une composante subjective et non pas subjectiviste ou individualiste. En ce sens, un dialogue ultérieur avec la pensée moderne pourrait découvrir même chez les auteurs modernes des approches positives et les possibilités d’un nouveau dialogue avec ce qu’entend la philosophie du sens commun »[15].


Certes, elle ne peut que plaire (à tous, mais surtout à un spécialiste de Rosmini) l’hypothèse qu’une philosophie comme la mienne, si résolument contraire à la méthode rationaliste, en partage au fond certaines valeurs théorétiques, à commencer par l’accentuation du problème de la certitude et, par conséquent, de la structure  immanentiste, laquelle consiste dans le fait de situer le point de départ de la philosophie dans la conscience du sujet. La possibilité de trouver une conciliation entre philosophie postmoderne et la philosophie “moderne” ne peut pas ne pas plaire à tous, mais particulièrement à un expert de Rosmini ; elle me plaît à moi aussi, mais je l’estime cependant abstraite et impraticable dans la concrétisation de la critique philosophique en acte. Je vais mieux expliquer, en trois considérations, pourquoi je dis cela. 

1 - De mon maître, Gilson, j’ai appris non seulement l’utilité, mais encore la nécessité de reconnaître l’essence du réalisme, qui consiste dans une méthode de réflexion philosophique spécifique, laquelle est exactement l’opposé de l’idéalisme ; et pour ce motif, il est absolument impossible de concilier une méthode avec l’autre. En philosophie il ne sert à rien de dissimuler l’incompatibilité et simuler une conciliation : il en va de la consistance théorétique d’un système de pensée. Dans notre cas, admettre que l’on puisse, voire même qu’il faille établir comme point de départ de la philosophie la conscience du sujet, c'est-à-dire la subjectivité comme telle, c’est exactement le contraire de ce que la philosophie du sens commun exige, à savoir : la reconnaissance que le point de départ de la philosophie sont les choses : les choses en tant qu’elles sont et en tant qu’elles sont connues comme telles, certes, mais non parce que connues, non pas comme « contenus de conscience », c'est-à-dire idées, représentations.

2 - Que certains auteurs modernes (Pascal, Buffier, Vico, Reid, Jacobi) soient les précurseurs de la philosophie du sens commun ainsi que je la formule, cela est vrai ; mais cela ne veut pas dire du tout que la prétendue réconciliation de la philosophie du sens commun avec la philosophie de l’immanence se soit déjà réalisée dans l’histoire moderne : cela veut dire simplement qu’il n’y a pas une seule « philosophie moderne », il n’y a pas une essence philosophique de la « modernité », comme malheureusement on continue à le penser et à le dire, en créant une prémisse fausse de laquelle dérivent tant de fausses conclusions critiques[16].

3 - Enfin, qu’un philosophe chrétien aussi important que Antonio Rosmini ait essayé de construire un système métaphysique compatible avec la foi chrétienne, opposé à celui d’Hegel, mais en même temps en accord avec certaines exigences du subjectivisme cartésien et du transcendantalisme kantien, ne signifie pas que celle-ci soit l’unique voie parcourable, ni que l’on soit arrivé, grâce à cette voie, à des résultats tout à fait satisfaisants au point de vue critique. J’ai toujours admiré la grandeur du système rosminien, et en même temps j’ai toujours relevé en lui des éléments d’ambigüité métaphysique[17]. Par ce que dirai par la suite on comprendra mieux quels sont, dans notre cas spécifique, ces éléments d’ambigüité métaphysique, et quelle relation elles peuvent avoir avec le problème du point de départ de la « philosophie première ».

 

 

Cela n’empêche pas, bien entendu, que ma philosophie du sens commun soit moderne et postmoderne, comme l’ont affirmé plusieurs critiques, mais non pas dans le sens (que je viens de refuser) d’une acceptation implicite du subjectivisme ou du transcendantalisme (cela impliquerait une incohérente contaminatio de la méthode réaliste avec la méthode immanentiste), mais dans le sens obvie d’une syntonie avec la problématique du temps auquel j’appartiens. La philosophie a sans doute une dimension sociale, qui se décline en la lisant à travers l’histoire, et c’est pour cela que j’ai intitulé Histoire sociale de la philosophie l’œuvre d’historiographie philosophique dans laquelle je me suis le plus investi[18]. En ce sens j’accepte l’observation de certain auteurs qui parlent d’« entrelacements de gnoséologie et métaphysique qui ont habité la réflexion philosophique moderne », voyant ma thèse sous le rapport entre sens commun et métaphysique en pleine syntonie avec cet orientation critique :

 

«Toute science lorsqu’elle réalise, affirme quelque chose de vrai, et donc, lorsque cela arrive, c’est parce que la cohérence du point de départ du savoir  a  été respectée, avec les fondements de chaque discours. A la métaphysique, et seulement à elle, revient de repérer de tels fondements et de constater dans le développement des différents types de savoirs qu’il y a bien cohérence effective entre eux (fondements et développements). Selon une telle structure, c’est à la métaphysique que revient la critique des savoirs, même de ceux qui sont spécifiquement philosophiques, auxquels – comme à tous les autres, et même plus qu’à tous les autres – il est demandé la cohérence avec la connaissance fondamentale. Une perspective comme celle que nous venons de présenter se révèle être d’un intérêt particulier à la lumière des entrelacements de gnoséologie et métaphysique qui ont habité la réflexion philosophique moderne. La confrontation critique, et surtout celle qui est fortement et notoirement demandée par de tels développements, y trouve un plein accueil. On peut  facilement le déduire du fait que ce volume se termine, en guise de conclusion, par un chapitre dédié justement aux « Confrontations critiques » (pp. 127 – 180) avec certaines des plus importantes figures de la pensée philosophique contemporaine. Mais on peut le comprendre encore mieux si – comme on l’a déjà souligné – sont prises en considération les raisons proprement philosophiques de l’actualité d’une telle vision, c'est-à-dire le fait qu’elle est née au sein d’un débat sur la définition de la philosophie première en rapport à son point de départ, ce qui permet, ou mieux encore qui demande, un dialogue avec toute les plus importantes lignées de développement de la philosophie de l’époque moderne et postmoderne[19].

 

Syntonie culturelle donc, et participation pleine au Zeitgeist, mais non compromis spéculatifs sur les thèmes essentiels de la vérité de la pensée et de son fondement. Il en va – je le répète – de la validité de tout le système spéculatif, qui ne peut pas prétendre avoir une valeur aléthique s’il contredit le premier principe de la logique aléthique, c'est-à-dire le « principe de cohérence ». Que ce soit là le noyau de mes raisonnements sur métaphysique et sens commun, Maria Antonietta Mendosa l’a très bien noté, qui écrivait  à ce propos:

 

«La réflexion sur la notion épistémique de la logique du sens commun implique une analyse comparée entre les logiques des autres systèmes de pensée et la logique aléthique. L’essai apporte de la clarté sur la portée purement formelle, pragmatique et autoréférentielle des logiques modernes et contemporaines, à partir du cogito cartésien, dont le champ d’application ne coïncide presque jamais avec l’horizon de l’expérience originaire. Antonio Livi relève, notamment, que dans les systèmes philosophiques de Descartes, de Kant et d’Hegel, il y a une incohérence matérielle intrinsèque qui n’investit pas seulement le profil formel de la pensée, mais aussi son profil métaphysique. Sa critique se fonde sur cette contradiction évidente qu’il existe en de telles structures de pensée une impossibilité non seulement de l’être énoncé, mais même de l’être pensé, si l’on ne réadmet pas les certitudes absolument vraies du sens commun »[20].

 

Ainsi Maria Antonietta Mendosa a bien compris qu’il n’est pas possible de partager les principes de la philosophie du sens commun, et souhaiter ensuite qu’elle trouve un point de rencontre avec la philosophie de l’immanence ; il n’est pas possible de partager les critiques que, sur la base du « principe de cohérence », j’ai adressées à Descartes, Kant et Hegel, et en conséquence à Husserl[21], et d’y voir ensuite une acceptation implicite de leur point de départ, lequel est justement ce que j’ai critiqué.

Quant aux critiques qui m’ont été adressées par Horst Seidl, il me semble que mon illustre collègue allemand, partant sans s’en rendre compte de présupposés rationalistes, ne comprend pas les raisons qui justifient ma thèse sur la présence de l’étant en acte (« les choses ») comme immédiatement donné à la connaissance humaine dans son commencement même. Il affirme, en ramenant le discours à la formalité abstraite de l’idée d’étant, que l’intellect dispose déjà, a priori, d’une notion d’ « être », par laquelle il « interprète » l’expérience. Dans son intervention sur cet aspect spécifique de la question, s’entrelacent ses compétences bien connues en matière de philosophie ancienne (Aristote) et sa familiarité avec la philosophie allemande des derniers siècles ; il faut donc examiner en détail son argumentation :

 

«Selon la réflexion aristotélicienne des Analytiques seconds, l’être des choses est le présupposé de n’importe quelle connaissance, c’est-à-dire aussi de toute expérience, de sorte qu’il ne peut devenir objet d’expérience, mais seulement de conscience, dans la signification classique de « con-scire » (c'est-à-dire « savoir avec ») qui accompagne toute expérience. La théorie qui relève ce fait ne peut être que la philosophie de la connaissance (gnoséologie, épistémologie) et non une philosophie du sens commun, c'est-à-dire de l’expérience. De fait, la philosophie de Thomas Reid, d’inspiration empiriste, retient comme fondement de toute connaissance l’expérience et non plus l’ontologie classique. Thomas d’Aquin, qui suit en cela Aristote, dit que « l’étant est  ce qui est plus connu » : ens est primum notum ; il ne dit pas : cognitum. L’étant n’est pas connu au moyen de l’expérience, mais seulement « su-avec » au moyen de la conscience. Déjà Parménide, contre l’empiriste Héraclite qui ne voyait dans l’être des choses qu’une apparence sensible, découvre pour la première fois que l’être des choses est intelligible, c'est-à-dire objet de l’intellect (avec un acte intuitif, de la conscience dirions-nous aujourd’hui), et comprend toutes les choses naturelles avec le participe présent « étant ». Dans la phrase : ésti gàr eînai, il faut mettre comme complément « l’étant » et traduire : «  il est en effet possible que l’étant soit », alors qu’il est impossible que le non-étant soit »[22].

 

Il y a dans ce discours plusieurs observations tout à fait partageables, mais il en est d’autres aussi que je ne peux accepter, parce qu’elles ne sont vraies ni du point de vue historiographique[23] ni du point de vue théorétique. De plus, du point de vue théorétique, ces observations ramènent à des principes gnoséologiques qui conduisent inévitablement à considérer la métaphysique comme explication d’un « logos » qui s’ajoute à l’ « empeiria » et la transcende. Cette formule –explicitée chez Gustavo Bontadini et ses élèves, comme Evandro Agazzi, Aniceto Molinaro et Leonardo Messinese[24] –  est seulement implicite chez Horst Seidl, mais il me semble que les prémisses sont les mêmes. Elles sont en effet une conception de la connaissance selon laquelle l’expérience serait par soi inintelligible ; par conséquent, toute l’intelligibilité du réel viendrait des fonctions de l’intellect. Il s’agit, évidemment, du module classique du rationalisme cartésien, qui engendre l’empirisme et donne place enfin à la négation de la part de Kant d’une « intuition intellective ». La métaphysique est donc ce qui transcende l’expérience « en créant » des catégories sur mesure, à commencer par la notion d’être.

        Bien entendu, Seidl est prêt à approuver ceux qui critiquent l’apriorisme kantien et en particulier son refus d’admettre qu’il y ait une intuition intellective[25] ; mais cela n’ôte pas le fait que pour lui, l’expérience et l’intuition des catégories métaphysiques sont deux moments distincts (même s’ils ne sont pas successifs) de la connaissance. En disant cela, Seidl nie indirectement que la métaphysique formalise les connaissances de sens commun, ce que pour ma part je soutiens. Dans la métaphysique ainsi que l’entend Seidl, le sens commun n’a plus aucune place, parce qu’il est interprété (contre tout éclaircissement que j’ai fourni à ce propos) comme sensation, et donc reconduit à l’expérience comme simple récolte des données sensibles.

 

Ma philosophie du sens commun  ne peut cependant pas être refusée sur la base de cette équivoque conceptuelle : j’ai toujours consacré beaucoup de place à l’explication de ce que j’entends par « expérience », à savoir la connaissance immédiate, en tant que connaissance et en tant qu’immédiate[26]. Il s’agit de la perception originaire de l’être des étants, lesquels sont perçus comme tels (sicut entia) par l’intellect (simplex apprehensio et judicium) ; c’est en effet l’intellect qui, sur la base des données fournies par les sens, en saisit dans un seul acte de connaissance tant la présence, c'est-à-dire leur « être là » (Dasein), que l’essence (Wesen), c'est-à-dire leur « être quelque chose ». Ceci est pour Thomas l’acte de «cognoscere esse rerum secundum eorum essentiam». Même si le terme « expérience », que j’utilise en opposition à « inférence » et à « témoignage », ne correspond pas en tout et pour tout au terme aristotélicien de « empeiria » et au terme thomasien de « experimentum », sa signification dans la philosophie du sens commun est bien déterminée, et en substance correspond à la structure de la gnoséologie classique, dans laquelle « nous » (en latin « intellectus ») s’oppose à « dianoia » (en latin « ratio »). Quant à la distinction que Seidl voudrait opérer entre le terme « notum » et « cognitum », je n’arrive vraiment pas à la comprendre : grammaticalement les deux termes sont absolument synonymes (ils sont tous les deux des participes passés, avec signification passive, respectivement du verbe « nosse » et du verbe « cognoscere » qui en latin sont justement synonymes). Et quant à leur usage présumé différent dans le lexique thomasien, à ma connaissance, il ne résulte pas des textes, et encore moins le fait que Saint Thomas voie dans l’intellect humain un moment « constructif » par lequel, « dans la conscience », les données de l’expérience acquièrent des dimensions intellectives et donc métaphysiques. La question n’est pas secondaire ; elle touche le point essentiel qui sépare la métaphysique « rationaliste » de la métaphysique non-rationaliste. Cette vision méthodologique caractérise justement la métaphysique « rationaliste », et elle la caractérise à ce point qu’elle coïncide – quant à la méthode – avec la pensée antimétaphysique ou de « dépassement de la métaphysique » propre à Heidegger. Que l’on pense à la façon dont Friedrich-Wilhelm von Herrmann décrit le passage de la métaphysique classique (Aristote) à la pensée heideggérienne:

 

«Heidegger donne à la question maîtresse de l’histoire de la métaphysique la formulation aristotélicienne : « Qu’est-ce qu’un étant? ». Cette question cherche le « qu’est-ce » qu’un combien être de l’étant. C’est la question métaphysique sur l’être. A partir d’elle Heidegger tire la question de base : « qu’est-ce que l’être-même? », qu’il appelle la question fondamentale parce qu’en elle se fonde la question maitresse »[27].

 

Se demander “comment” sont les étants de notre expérience immédiate a du sens, de même qu’analyser dans le langage ordinaire de quelles façons on utilise le terme « étant » ; et c’est ce que fait Aristote, sans tomber dans l’équivoque (toute moderne) d’appliquer aux étants une catégorie mentale – qui à l’origine devrait être indépendante d’eux – ayant pour nom l’ « être ». Mais, une fois introduite en philosophie la parole  « être » (qui pour la métaphysique classique est une façon de « dire » les étants réellement existent), se demander quelle est son « essence » n’a aucun sens : l’essence est ce que, de l’étant singulier et concret, l’intellect comprend par intuition (« simplex apprehensio ») comme l’ensemble des accidents propres, qui situent (mentalement) tel étant dans une « classe » ou « catégorie » (genre, espèce). Flavia Silli doit avoir bien compris cela lorsqu’elle écrit, en commentant mon essai  Metafisica e senso comune:

 

«Il est d’une importance fondamentale: 1) de ne pas céder à la tentation d’hypostasier ou, pire encore de “réifier” la notion d’être, et ensuite 2) de préserver la distinction entre vérité ontologique (ou vérité des choses) et vérité logique (vérité de la pensée) : justement parce que – comme l’enseigne Aristote – « l’être se dit de plusieurs façons », de même il faudra nécessairement entendre la vérité sur les choses de plusieurs façons. L’immanentisme est le résultat de ces métaphysiques « univocistes » qui annulent tout procédé analogique dans l’indistinction « qualitative » entre être et étants »[28].

 

Dans la philosophie classique, dans le réalisme, la question de l’essence de l’être est totalement dépourvue de sens. Elle n’en acquiert un que si l’on admet que l’être dont on parle est seulement une parole, un terme, un élément du langage, et que le langage est l’unique chose qu’on peut examiner, comme le pense Heidegger implicitement et Gadamer explicitement. Après eux, [Emanuele] Severino absolutise le « cercle vicieux » de la pensée qui réfléchit sur le langage-qui-est-pensée. Qui, comme Bontadini, Molinaro et Seidl, soutiendrait que l’être est une catégorie qui s’applique à l’expérience – au lieu de dire qu’elle découle d’elle par voie d’induction – estimerait en bonne foi pratiquer la métaphysique en continuité avec la métaphysique classique, mais il aurait en réalité assumé les principes méthodologiques de la métaphysique cartésienne. L’être dont ces penseurs parlent n’est pas l’être des étants, mais l’être qui permet de « voir » intellectuellement les étants : il est un « a priori », une idée perçue immédiatement par l’intellect et qui ne découle pas de la perception sensible. Cela n’est pas de la métaphysique : c’est de l’ontologie certainement, mais une ontologie de type « ontologiste ».

 

Je me suis arrêté sur l’intervention critique de Horst Seidl parce qu’il démontre à quel point à ce jour la forma mentis de la métaphysique rationaliste est encore présente dans la pensée contemporaine, même chez des auteurs qui estiment en avoir suffisamment pris leurs distances. Mais je pourrais faire le même discours de fond à propos de certaines interventions, surtout celle de Pier Paolo Ottonello, qui, plus explicitement, se réclame de l’ontologie d’Antonio Rosmini, avec son « idée d’être »[29]. Alors que Krienke  se limite  à suggérer une confrontation avec le philosophe de Rovereto [Rosmini], Ottonello estime pouvoir affirmer que ma philosophie du sens commun a plusieurs points de contact avec la métaphysique rosminienne. Mais à ce bien connu philosophe génois, interprète de Rosmini et élève de Michele Federico Sciacca, je réplique que sur ce point spécifique (qui est d’ailleurs le point fondamental) on ne peut absolument pas associer la philosophie du sens commun à l’ontologie de Rosmini. 

 

         La raison pour laquelle j’ai toujours pensé, et pour laquelle je continue encore aujourd’hui de penser qu’une substantielle homogénéité théorétique ne peut pas exister entre la philosophie du sens commun et l’ontologie de Rosmini, est que cette dernière, tout en étant le fruit d’une intelligence d’un niveau spéculatif exceptionnel et d’une âme vraiment illuminée par l’Esprit Saint, contient bien ces principes méthodologiques qui fondent vraiment le réalisme et la métaphysique, mais non sans ambigüités. L’ontologie de Rosmini, qui constitue sans doute une des plus remarquables entreprises  spéculatives du XIX siècle et qui revit au XX siècle grâce à Michele Federico Sciacca, appartient à une époque de la philosophie chrétienne qui se ressent trop de l’hégémonie conceptuelle et linguistique de l’idéalisme : à l’époque de Rosmini, l’idéalisme transcendantal de Kant et l’idéalisme absolu de Hegel ; à l’époque de Sciacca l’idéalisme actualiste de Giovanni Gentile. Dans les deux cas il ne semble pas que ces deux penseurs chrétiens aient pu ou aient voulu abandonner complètement le présupposé idéaliste selon lequel la métaphysique se base sur les idées, à commencer par l’idée d’être, raison pour laquelle l’intuition intellective de l’être occupe chez eux la place de premier principe[30]. La philosophie du sens commun consiste en revanche dans le fait de considérer comme premier principe non pas une idée, mais un jugement, le jugement d’existence originaire (« res sunt ») qui exprime la perception de l’être des choses données dans l’expérience immédiate. Je ne vois donc pas comment on pourrait mettre sur le même plan  le sens commun, ainsi que je l’entends, et l’idée d’être conçue comme un « a priori » duquel l’intellect devrait se servir pour « déchiffrer » la réalité[31].

 

 

 



[1] Cf. Antonio Livi, Filosofia de senso comune. Logica della scienza e della fede, nouvelle édition, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010; voir aussi la traduction française de la premère édition: Philosophie du sens commun. Logique aléthique de la science et de la foi, L’Age d’Homme, Lausanne-Paris 2006.

[2] Cfr Antonio Livi, Metafisica e senso comune. Sullo statuto epistemologico della “filosofia prima”, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 22010.

[3] Cfr Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008; Philip Larrey (ed.), Per una filosofia del senso comune. Studi in onore di Antonio Livi, Italianova, Milano 2009; Antonio Livi (ed.), La filosofia del senso comune al vaglio della critica, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010; Thomas Rego, La filosofia del sentido común en Aristóteles, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010; Mario Mesolella (ed.), Realismo e fenomenologia, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

[4] Voir à ce sujet les essais ressemblés par Mario Mesolella (ed.), I filosofi moderni del senso comune: Pascal, Buffier, Vico, Reid, Balmes, Rosmini, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010.

[5] Vedi Giovanni Covino (ed.), La nozione di “senso comune” nella filosofia del Novecento, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

[6] Cf Evandro Agazzi, in Epistemologia,   (2012), pp. 345-346. 

[7] Cf Francesco Arzillo, Il fondamento del giudizio, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2005.

[8] Cf Roberto Di Ceglie, La filosofia del senso comune in Italia: obiezioni e risposte, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2005.

[9] Cf Ambrogio Giacomo Manno, Il senso comune, la metafisica e la teologia, in Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 31-44.

[10] Cf Maria Antonietta Mendosa, Epistemologia del senso comune, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2002.

[11] Cf Fabrizio Renzi, La logica aletica e la sua funzione critica. Analisi della nuova proposta teoretica di Antonio Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

[12] Cette expression ― le réalisme comme méthode de la philosophie ― est spécialement efficace, quoique synthétique, et je l’ai utilisée pour traduire en italien l’œuvre célèbre de Gilson de 1935, Le Réalisme méthodique (cf. Etienne Gilson, Il realismo, metodo della filosofia, ed. Antonio Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008.

[13] Gianni Vattimo, La fine della modernità, Garzanti, Milano 19993, pp. 20-21: 175.

[14] Cf Étienne Gilson, Le Réalisme méthodique, Pierre Téqui Editeur, Paris 1935.

[15] Markus Krienke, Per una metafisica post-moderna. La “filosofia del senso comune”  di A. Livi, in Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 75-86.

[16] Cfr Antonio Livi, “Il cristianesimo nella filosofia moderna, tra razionalismo e scetticismo”, in Studium, 98 (2002), pp. 495-522; Idem, Fede cristiana e filosofia nell’età moderna: il problema della certezza, dans Edoardo Mirri et Furia Valori (edd.), Fede e ragione, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli 2003, pp. 127-142; Idem, “Da Descartes a Rosmini: le categorie cristiane nella filosofia moderna”, in Rivista rosminiana, 97 (2003), pp. 341-366; Idem, “Filosofia e ortodossia. Il pensiero cristiano, grembo della modernità”, in Studi cattolici, 47 (2003), pp. 84-89.

[17] Cfr Antonio Livi, “La 'teosofia' rosminiana: il suo fascino e le sue ambiguità”, dans L’Osservatore romano, 12 luglio 2001, pp. 5-6; Idem, Vera e falsa teologia. Come distinguere l’autentica “scienza della fede” da un’equivoca “filosofia religiosa”, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

[18] Cfr Idem, Storia sociale della filosofia, 3 voll., Società Editrice Dante Alighieri, Roma 2006-2008.

[19] Roberto Di Ceglie, La metafisica come formalizzazione dlel’esprienza, dans Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 59-64, ici pp. 63-64.

[20] Maria Antonietta Mendosa, La metafisica alla luce della logica aletica, dans Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 51-57, ici pp. 54-55.

[21] Cfr Idem, Il principio di coerenza. Senso comune e logica epistemica, Armando Editore, Roma 1997.

[22] Horst Seidl, La metafisica tra esperienza e scienza, in Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 54-50, qui p. 47.

[23] En ce qui concerne Thomas Reid, il faut dire qu’en réalité il fait recours à la notion de “common sense” (qui lui a été transmise par le français Claude Buffier) en réaction à la tradition idéaliste cartésienne, qui en Grande Bretagne, avait assumé les formes de l’empirisme avec John Locke et surtout avec l’autre penseur écossais David Hume. Pour s’en convaincre qu’il suffise de considérer que le “common sense” de Reid arrivait à justifier la perception immédiate des catégories métaphysiques indispensables à la religion. Si Emmanuel Kant d’abord et Antonio Rosmini par la suite critiquent Reid, ce n’est pas parce qu’il est un empiriste, mais c’est parce qu’il leur semble peu idéaliste, c’est à dire parce qu’ils voient qu’il attribue à l’expérience un contenu qui est déjà matériellement métaphysique, sans recourir à aucune catégories «a priori» ni à l’«idée d’être». Voir Antonio Livi, Il senso comune tra razionalismo e scetticismo. Vico, Reid, Jacobi, Moore, Massimo Editore, Milano 1992.

[24] Vedi Mario Mesolella (ed.),Realismo e fenomenologia, cit.

[25] Cf. Horst Seidl, Metafisica e realismo, Lateran University Press, Città del Vaticano 2007.

[26] Cf. Antonio Livi, Verità del pensiero. Fondamenti di logica aletica, Lateran University Press, Città del Vaticano 2002, pp. 53-128; Idem, La ricerca della verità. Dal senso comune alla dialettica, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2005, pp. 143-228.

[27] Friedrich-Wilhelm von Herrmann, La metafisica nel pensiero di Heidegger, trad. it., ed. Aniceto Molinaro, Urbaniana University Press, Città del Vaticano  2004, pp. 16-17. Il faut remarquer l’inconsistance des références historiographiques et l’expression vague des définitions. Pour celui qui pourrait penser que le défaut de clarté et de logique serait à attribuer à la traduction italienne, je transcris aussi l’original allemand: «Die Leitfrage der Geschichte der Metaphysik gibt Heidegger die aristotelische Formulierung “Was ist das Seiende?”.  Die Leitfrage fragt nach dem Wassein als dem Sein des Seienden. Sie ist die metaphysische Seinsfrage. Dieser entnimmt Heidegger die ursprünglichere Frage „Was ist das Sein selbst?“, die er die Grundfrage nennt, weil in ihr die Leitfrage gründet» ( pp. 90-91).

[28] Flavia Silli, La metafisica, essenza della filosofia, da Aristotele ai nostri giorni,  in Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 107-116.

[29] Pier Paolo Ottonello, Livi, la metafisica e il senso comune, in Valentina Pelliccia (ed.), Per una metafisica non razionalistica. Discussione su “Metafisica e senso comune”, di A. Livi, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2008, pp. 19-30.

[30] Pour une synthèse approfondie de la métaphysique de Sciacca et de sa dépendance de Rosmini, on peut renvoyer au texte d'Alberto Caturelli, Michele Federico Sciacca. Metafisica dell’integrità (Edizioni Ares, Milano 2008), oeuvre qui est définie par Pier Paolo Ottonello comme une « limpide, organique, exhaustive reconstruction de toute l’œuvre  de Sciacca » (Prefazione, p. 6).

[31] Le fait que l’idée rosminienne d’être soit un “a priori” cognitif (que l’on pourrait assimiler, au moins en partie, à l’a priori kantien) a déjà été soutenue explicitement. Par exemple l’auteur cité plus haut, que Pier Paolo Ottonello estime digne de confiance écrit ceci : «Dans la pleine maturité de la pensée moderne, tant Kant que Rosmini ont posé le même problème, qui consiste dans l’objectivité de la connaissance et dans la nécessité de restaurer la métaphysique. Pour Kant les principes de la connaissance sont une forme a priori de l’intelligence, mais l’unique chose qui est a priori est seulement la forme vide, pure condition de la connaissance […]. Pour Rosmini la forme a priori n’est pas seulement une forme vide, mais elle est Idée comme intuition de l’intelligence et sur cette base il reconstruit la métaphysique ; il y a des vérités secondes, mais il y a une vérité première qui les rende possibles, et qui est donnée par Dieu à l’intelligence et qui n’est pas crée par elle» (Alberto Caturelli, Michele Federico Sciacca, cit., pp. 178-179).

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13 mars 2012 2 13 /03 /mars /2012 21:04

 

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 "Mgr Livi et Benoît XVI à l'Université du Latran"

 

 


Mgr. Antonio Livi, doyen émérite de la faculté de philosophie de l’Université Pontificale du Latran, ancien élève d’Etienne Gilson offre à Disputationes une réflexion sur les conséquences du débordement de la philosophie hégélienne en théologie. Sa familiarité avec la “philosophia perennis”, qu’il a longtemps enseignée, le rend l’un des épistémologues thomistes majeurs. Il a récemment donné à la presse un texte qui dénonce les racines conceptuelles de l’actuel égarement doctrinal. Le problème est philosophique avant d’être  théologique. Dans son dernier livre “Vera e falsa teologia, come distinguere la scienza della fede da un’equivoca filosofia religiosa” il dénonce la “théologie” de Teilhard de Chardin, Karl Rahner, Hans Küng e Klaus Hemmerle ; il montre qu’en tant que philosophe, il lui revient de déclarer “fausse” la théologie de celui qui est dans l’incohérence logique avec les principes philosophiques essentiels et il exprime un jugement sur les présupposés philosophiques qui minent toute tractation théologique, tout en laissant au seul Magistère la charge de se prononcer par une condamnation.  

Dans l’article qui suit Mons. Livi analyse scientifiquement la pensée du fameux théologien italien Piero Coda, en proposant des citations denses. Il en ressort un bagage d’inspiration hégélienne, inconciliable avec la science théologique qui se trouve soumise à ce dernier; il est donc licite de parler de “fausse théologie” pour d’évidentes raisons épistémologiques. Mais Mons. Livi dénonce aussi un aspect que peu de monde a remarqué dans l’actuelle confusion immanentiste : l’émergence du théologien-divin, oserait-on dire. C’est à dire le théologien qui n’est plus serviteur de la Vérité révélée, mais interprète autonome – et voire même organe – de la Révélation, en négligeant les données objectives de la Tradition, du Magistère et  même de l’Ecriture


S. C.

 

 


La «fausse theologie» de Piero Coda

Par Mgr Antonio Livi

 

 

En tant que « science de la révélation divine », la théologie présuppose nécessairement la foi dans la révélation elle-même ; elle ne peut donc être pratiquée avec cohérence et rigueur épistémologique que par les croyants qui veulent mettre les fruits de leur réflexion au service des finalités pastorales de l’Eglise. La théologie, en effet, ne doit viser qu’à ce but : élargir les bornes de l’interprétation rationnelle du dogme, en vue de l’édification de tous les croyants dans la foi commune. Par conséquent, de même que la philosophie ne peut prétendre à la véracité de ses propositions que dans la mesure où celles-ci s’avèrent conformes aux « vérités premières » constituées par le sens commun, de même la théologie ne peut prétendre à la véracité de ses propositions que dans la mesure où celles-ci s’avèrent conformes aux « vérités premières » constituées par le dogme, c'est-à-dire par la Parole de Dieu gardée et interprétée infailliblement par l’Eglise, Parole que tout chrétien est tenu de croire comme l’unique Vérité qui sauve.

La mésestime (au moins implicite) de ce principe épistémologique fondamental a amené dans ces dernières années, plusieurs théologiens de profession à adultérer la théologie catholique. Les principales erreurs de méthode de la «fausse théologie » sont les suivantes :

1. Le dépassement systématique de la « limite herméneutique ».

 2. La relativisation du « donné révélé », alors qu’on absolutise l’hypothèse théologique.

3. L’interprétation infondée du rôle ecclésial du théologien comme ordonné à la   re-formulation du dogme.

 4.   La négation du caractère surnaturel de la Révélation(l’évolutionnisme matérialiste dans la christologie du jésuite français Pierre Teilhard de Chardin, et l’a priori transcendantal dans la théologie fondamentale du jésuite allemand Karl Rahner en sont des exemples manifestes).

5. L’adoption de catégories gnoséologiques qui compromettent le caractère rationnel de l’acte de foi dans les mystères révélés (parmi celles-ci, le préjugé anti-fondationiste et antimétaphysique, qui a produit l’actuelle dérive fidéiste et la perte du réalisme théologique, conséquence de l’application de la méthode phénoménologique).

6. L’adoption des catégories dialectiques de l’idéalisme, et l’historicisation de la doctrine chrétienne qui en découle (ce qui est évident chez le suisse Hans Küng, mais que l’on relève aussi chez l’allemand Klaus Hemmerle et chez ses épigones italiens Piero Coda et Vito Mancuso)

7. L’absolutisation de la logique pragmatique au détriment de la logique aléthique, ce qui entraine la réduction de la science théologique à une rhétorique ordonnée à  certains choix pastoraux (comme dans le domaine de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux).

8. La manipulation de la théologie dogmatique en fonction des idéologies religieuses opposées du conciliarisme et de l’anticonciliarisme.

9. La création du mythe d’une supposée «pensée moderne » sur la base de laquelle la doctrine de la foi devrait être radicalement réinterprétée (cela a commencé avec le modernisme du début du XXème siècle pour en arriver à la théologie dite « post-conciliaire »).

10. La manipulation de la théologie morale, en fonction des diverses idéologies politiques (ce qui est évident dans la « théologie de la libération » et dans d’autres formes « de théologie politique »). 


            Parmi les auteurs qui ont produit une théologie de structure idéaliste, j’ai cité Piero Coda, qui  a repris de Hemmerle le projet d’une « ontologie trinitaire ». Dans ses essais visant à développer cette méthodologie théologique (cf. « Il Logos e il nulla. Trinità, religioni, mistica » de 2003; « Dio Uno e Trino. Rivelazione, esperienza e teologia del Dio deicristiani» de 2009, et « Della Trinità. L’avvento di Dio tra storia e profezia » de 2011), Coda a plusieurs fois exposé une ré-interprétation du dogme chrétien sur le modèle spéculatif de la dialectique hégélienne (Hegel a été sa source d’inspiration première et fondamentale, notamment dans « Il Negativo e la Trinità. Ipotesi su Hegel » de 1987 et « La percezione della forma. Fenomenologia e cristologia in Hegel » de 2007) ; et cela en recourant de manière systématique aux schémas conceptuels que proposent aujourd’hui Massimo Cacciari, Emanuele Severino, Massimo Donà et d’autres auteurs de tradition idéaliste et phénoménologique ; schémas avec lesquels il a même essayé de réinterpréter la pensée métaphysique d’un thomiste tel que Jacques Maritain (cf. Piero Coda, « Ontosofia. J. Maritain in ascolto dell’essere », Mimesis, Milano – Udine 2009), qui avait pourtant dénoncé dans« Le Paysan de la Garonne » (1966) l’erreur théologique dérivant de la prétention d’utiliser des schémas idéalistes, et la méthodologie phénoménologique dans l’interprétation du dogme chrétien.

A propos de son maître Hemmerle, Coda a écrit qu’il « est un penseur authentiquement “contemporain” immergé dans le présent, mais, précisément pour cela, riche de mémoire historique et penché vers le nouveau et le futur. Il y a dès les premières lignes de son œuvre comme une vocation à l’unité, non seulement du point de vue de l’Objet à penser (en définitive, Dieu et l’homme en Lui), mais – comme une chose unique – du point de vue de ce méthodos (la “voie”) du penser-même. L’école du grand philosophe de la religion B. Welte (dont il a été le successeur à Fribourg) lui a donné les premiers instruments intellectuels pour faire que l’expérience humaine, dans la polyvalence de ses expressions et en même temps dans l’irréductible singularité de ses évènements, s’ouvre à lui dans ses multiples significations en les reconduisant à l’unité de leur référence à Dieu. La phénoménologie d’E. Husserl et l’analyse existentielle de M. Heidegger – peut-être les deux plus grands enseignements de la philosophie allemande de la première moitié de notre siècle – lui arrivaient ainsi par l’intermédiaire et à la lumière de la foi chrétienne limpide de son “maître”, qui le reconnut bientôt comme son disciple le plus aigu et original. La rencontre avec la pensée de F. Rosenzweig, avec sa thématisation de la “connaissance messianique” dans laquelle le “se donner” de l’Objet (qui, étant Dieu, est le sujet absolu) implique le “se donner” de moi à Lui “jusqu’au bout” ; et la rencontre avec l’ontologie structurale de H. Rombach, avec sa pénétrante phénoménologie de la liberté et de la relation “polaire” entre les sujets, enrichissent sa typique approche phénoménologique des profondeurs de l’être qui restera toujours comme une marque d’originalité de sa pensée. Et c’est ici, dans la contemporanéité de ce re-pensement de l’ontologie d’un point de vue phénoménologique, existentiel et intersubjectif que Hemmerle lit et met en valeur les grands enseignements de la métaphysique grecque de l’“ousia”(surtout Aristote), de la métaphysique médiévale de l’“actus essendi” (Thomas), et de la métaphysique moderne du “je pense” (Kant), en les comprenant dans leur signification particulière et en même temps en les situant dans le parcours de l’approfondissement de la pensée humaine dans son accès au mystère de Dieu » (Piero Coda, dans « Gens. Rivista di vita ecclesiale », 1995). Quant à sa méthodologie théologique personnelle, dans un de ses essais de 2006 Coda s’inscrit volontairement dans la méthode de cette « philosophie religieuse » moderne et contemporaine que j’ai dénoncée ailleurs comme la source de la pollution méthodologique de la théologie catholique du XIXème siècle. Le théologien piémontais écrit en effet, dans le contexte de sa ré-interprétation du        « mystère pascal » de Jésus crucifié et ressuscité : «On peut suivre la présence de la réalité du Crucifix comme la voie à la connaissance de Dieu, bien que de manières différentes et même distantes, trois grands courants qui traversent la modernité en arrivant jusqu’à nous : l’un philosophique (de Meister Eckart à Hegel et Schelling puis à Heidegger), le second théologique (de Luther aux grands théologiens du XIXème : K. Barth, S. Bulgakov, H. U. von Balthasar), le troisième enfin mystique.

a) Pour ce qui regarde le courant philosophique, et en particulier la conception-même du penser, on peut discerner un parcours qui va de Meister Eckhart  […] à Hegel […] et Schelling [...] jusqu’à Heidegger […]. C’est d’une certaine façon l’exigence de l’intelligentia fidei d’Augustin et Thomas qui est reprise, mais avec une forte référence à l’experientia fidei, au silence mystique de Denys et aux nouveautés, même au niveau du penser, du Crucifix. On veut connaître Dieu, au-delà de la simple représentation conceptuelle, dans un rapport d’immédiateté qui permet cependant de le dire et d’en vivre dans le monde. S’il en était autrement à quoi « servirait » un Dieu inaccessible dont en définitive on peut se passer, et peut-être même cela vaut-il mieux? Ainsi raisonne la pensée moderne. On pressent que le Christ crucifié, dans lequel Dieu Lui-même vit la mort (le “Got ist tot”, Dieu est mort, qui traverse la modernité), est la clé d’accès à un penser/vivre nouveau dans lequel Dieu est en l’homme et l’homme en Dieu ;même si, une fois perdue la regula fidei, on risque de tomber dans l’abîme du nihilisme et de rendre vain l’évènement Jésus Christ.

b) De la même manière dans le courant théologique on assiste à la redécouverte de la centralité du Crucifix dans la connaissance de Dieu. Un rôle important est joué par Martin Luther […] qui dans les fameuses thèses 19 et 20 de la dispute d’Heidelberg oppose la voie de la connaissance existentielle de Dieu, propre de la foi, à la voie proposée par la théologie spéculative de la scolastique. […].Ce courant interagissant par des voies différentes avec le premier portera lentement des fruits importants, qui seront tenus pour certains dans la théologie du XXème siècle (je pense en particulier à ceux dont j’ai déjà j’ai déjà fait mention, K. Barth, S. Bulgakov, H.U. von Balthasar). Parmi ces fruits, deux sont fondamentaux : la redécouverte du fait que l’évènement pascal vécu par Jésus (la mort de la croix, la résurrection et l’effusion de l’Esprit) est le lieu culminant de la Révélation et de la communication du Dieu-Amour à l’humanité ; et l’intuition du fait que l’amour entre les trois Personnes de la Trinité, comme le manifeste l’évènement pascal, implique un don de soi total, et pour cela une Kénose (vidage), une mort qui n’a rien de négatif, mais qui manifeste plutôt la plénitude infinie de la vie de Dieu donnée en participation  aux créatures humaines.

c) Dans le courant mystique nous ne nous trouvons pas face à de simples intuitions philosophiques et théologiques, mais à l’expérience entrainante et transformante de Jésus crucifié comme voie à la communion vécue avec le Dieu-Trinité » (Piero Coda, «L’esperienza e l’intelligenza della fede in Dio Trinità da sant’Agostino a Chiara Lubich», dans « Nuova umanità », 28 [2006], pp. 527-553; ici pp. 542-544).

Il faut ici remarquer comment le théologien ignore volontairement toute différence épistémologique entre philosophie et théologie, ainsi que les différences entre catholicisme, orthodoxie et protestantisme ; ensuite, bien qu’il ne puisse en fournir aucune justification scientifique (ni personnelle, ni celle de savants sur l’autorité desquels il pourrait s’appuyer), il ose porter des jugements historiographiques tout à fait inacceptables : ainsi il parle d’un courant intellectuel qui unirait Meister Eckhart à Hegel, puis à Schelling et enfin à Heidegger, alors que l’on sait que sans Spinoza et Kant on ne comprendrait pas la genèse de l’idéalisme allemand, de même que l’on ne comprendrait pas la genèse de la phénoménologie existentielle d’Heidegger sans Nietzsche d’un côté et Husserl de l’autre. Mais Piero Coda veut démontrer qu’il y a un courant de pensée philosophique qui se tourne vers le thème d’une connaissance de Dieu non pas métaphysique mais expérimentale, en recourant à des expressions et des figures de la foi chrétienne ; mais alors pourquoi ne pas parler de Kierkegaard ? De plus, considérer toute la théologie antérieure à ces penseurs modernes, comme incapable de « connaître Dieu, au-delà de la simple représentation conceptuelle, dans un rapport d’immédiateté qui permette cependant de le dire et d’en vivre dans le monde », cela signifie ignorer la pensée et la vie de théologiens tels Anselme d’Aoste, Bonaventure, Thomas d’Aquin et Jean Duns Scot, mais aussi des mystiques telle Angèle de Foligno. Mais cette accumulation de données fausses est compréhensible dans un système de pensée qui vise uniquement à justifier de manière rhétorique un choix méthodologique bien précis, celui justement de la philosophie religieuse hégélienne. On en trouve une confirmation dans cette affirmation de l’un de ses disciples: « Quel est le rapport entre philosophie et théologie ? Il est évident qu’il ne s’agit pas de re-proposer tout court la synthèse entre la pensée grecque et le christianisme comme elle a culminé au Moyen-âge puisque c’est elle qui est à l’origine de l’écartement qui s’en est suivi entre la philosophie et la théologie. Mais il ne s’agit pas non plus de re-proposer d’autres tentatives de synthèse, bien que celles-ci soient significatives, mises en avant dans les siècles postérieurs (je pense, par exemple, à la tentative de Rosmini). Aujourd’hui il est demandé un pas en avant: non seulement la Révélation illumine la philosophie, mais elle est elle-même philosophie, en tant qu’elle est révélation de l’être, participé en nous dans sa réalité uni-trine, et de son sens profond et ultime. C’est-là la contribution philosophique principale apportée par la Révélation, comme Hegel, tout à la fois philosophe et théologien, l’avait déjà perçu et avait cherché à le transposer dans une clé philosophique dialectique, ayant son modèle dans la Trinité, qui devient pour lui l’élément propulseur de l’entière réalité et de l’histoire. » (Pasquale Foresi, «Filosofia e teologia», dans Nuova umanità,  28 (2006], pp. 521-525; ici pp. 524-525). Les racines idéalistes d’une philosophie religieuse qui estime pouvoir utiliser Hegel se font remarquer par l’identification-même, que Foresi fait ici, entre théologie et philosophie, en disant : « la Révélation non seulement illumine la philosophie, mais elle est elle-même philosophie » ; il s’agit en effet de la même notion de « christianisme-philosophie » qui caractérise la philosophie religieuse de Teodorico Moretti-Costanzi, représentant illustre de l’école néo-idéaliste de Pantaleo Carabellese. Certes la reprise par Coda des procédés hégéliens dans l’interprétation du dogme chrétien n’est pas sans distinctions, mais celles-ci se limitent à quelques remarques conceptuelles et ne touchent pas le thème qui m’intéresse ici, thème d’ailleurs essentiel par rapport à la théologie. En effet, il déclare qu’il considère comme théologiquement acceptables les critiques formulées par Pannenberg au sujet du primat arbitraire que Hegel aurait concédé au « Geist » (qui finit par être identifié avec le « Begriff ») par rapport à la «Liebe». Commentant ces observations, Coda écrit : «C’est justement ce choix qui “prouve que Hegel n’avait pas conscience de la différence structurelle entre l’idée de l’amour et la structure monologique de la conscience de soi” (il faudrait même dire : “de l’esprit interprété comme concept”) ;en raison de cela, d’un point de vue hégélien, “la thèse de l’analogie structurale entre le concept et le sujet” (entendu comme esprit) devient compréhensible, ce qui– d’ailleurs – “conduit tout naturellement à une description de l’activité du sujet absolu comme auto-explication du concept de l’absolu”. Et cela signifie indiscutablement une trahison de l’originaire et originelle “forme” personnalistico-communionale de la révélation chrétienne dans un schéma objectivement impersonnel, et donc la trahison du principe chrétien de l’unité dans la liberté » (Piero Coda, « Il negativo e la Trinità. Ipotesi su Hegel», Città Nuova Editrice, Rome 1987, p. 363). En définitive, Coda est persuadé que l’usage de Hegel en théologie est non seulement possible, mais même nécessaire, ainsi que le remarquait un philosophe catholique: “la philosophie hégélienne […] peut certainement fournir une impulsion géniale au déroulement de la compréhension théologique de la révélation ». Et ainsi Coda estime possible, et même nécessaire, une reformulation rationnelle de la doctrine chrétienne de la Trinité sur la base de la dialectique hégélienne : Hegel – pense le théologien italien – a raison lorsqu’il soutient que, pour obtenir sa plénitude, l’“idée de Dieu” (ce qui n’est pas la même chose que dire simplement “Dieu”) doit inclure la “souffrance du négatif”, et justement une telle négativité comme Denkform peut faire comprendre la signification de l’Absolu trinitaire. De cette façon, le Père admet en soi le mal et la douleur au moyen de l’annihilation (kenosis) du Fils (Jésus “abandonné”) ; l’Esprit (traité linguistiquement comme s’il s’agissait du “Geist” hégélien) est la conscience des croyants ; l’Incarnation est l’inclusion réciproque du divin dans l’humain et de l’humain dans le divin ; enfin, l’Eglise elle-même est dialectique de l’Esprit qui se fait l’âme de la communauté des croyants en chemin vers l’union spirituelle de tous les hommes, et les sacrements sont seulement signes ou symboles de cette agir de l’Esprit dans l’Eglise. Dans le passage qui suit, la transcendance de Dieu, la gratuité du surnaturel (la grâce), la structure à la fois charismatique et hiérarchique de l’Eglise, et le dogme comme formulation irréformable de l’unique foi ecclésiale sont considérés comme les reliquats d’une conscience chrétienne encore immature: « La figure première et décisive dans laquelle la communauté des disciples se structure et se montre au monde en voulant et en devant par-là attester la présence de Jésus, est celle qui naît à partir de l’Eucharistie et se construit autour de la célébration de l’Eucharistie. Le langage eucharistique, s’il appelle par soi un langage théologique spécifique, il appelle avant tout et originairement un langage ecclésial précis. Celui-ci, en raison de la logique intrinsèque du signe eucharistique dans la corrélation des différents sujets ecclésiaux auxquels il donne forme dans la particularité de leur ministère, ne peut pas se qualifier en première instance comme hiérarchique et pyramidal, uniforme et massifiant, cérémonial et identitaire, mais plutôt comme fraternel et péricorétique, symphonique et pluriforme, convivial et accueillant ; expression et maturation progressante de l’être/devenir un, dans la liberté de l’Esprit, en Jésus Christ, pour le salut du monde »  (Piero Coda, « Quale rapporto fra la scienza che indaga sul divino e la comunità dei discepoli? », dans Avvenire, 30 Août 2011, p. 22).

On ne manquera pas de remarquer, en confirmation de mon propos, comment la méthode théologique est mise en rapport avec les seules exigences culturelles présumées d’une « contemporanéité » qui semble progresser d’une année à l’autre (mais toujours dans la même direction), et dans laquelle les « perspectives mûries dans les domaines de la théologie, de la philosophie et des sciences humaines » d’une part, et les orientations doctrinales de l’Eglise catholique d’autre part sont mises sur un pied d’égalité: les unes et les autres répondent également à une sollicitation du Zeitgeist (vu comme voix de l’Esprit Saint), que seul le théologien est capable d’interpréter infailliblement et de traduire dans l’action pastorale (la reformulation du « langage théologique et ecclésial ») ; en effet la mission du théologien n’est pas tant« le service de la foi » de l’Eglise que le plein accomplissement des instances culturelles du « monde » d’aujourd’hui. On ne se pose pas non plus le problème de comment savoir ce que pensent les hommes d’aujourd’hui – tous, en tous lieux et dans toutes les situations existentielles – ni de comment justifier de manière théologique que certaines catégories culturelles soient « la voix de l’Esprit qui parle aux églises ». Le problème ne se pose pas, parce qu’il y a justement un problème d’épistémologie théologique ; mais Coda se meut dans le contexte de la seule philosophie religieuse (la référence au concept d’ « empathie » de Edith Stein n’est pas faite au hasard, qui représente une des expressions plus typiques de la pensée philosophico-religieuse de la première moitié du XXème siècle), et dans un tel contexte toute interprétation arbitraire, tant de la foi chrétienne que du monde extérieur à elle, n’a aucune autre justification que la prétendue supériorité « spirituelle », au point que quiconque exprime une opinion différente est considéré sourd à la « voix de l’Esprit ».


(traduit de l’italien par l’Abbé Yvain Cartier -  texte revu et approuvé par Mgr Livi)


[1] Cf. Antonio Livi, Perché interessa la filosofia e perché se ne studia la storia, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2007; Idem, Filosofia del senso comune. Logica della scienza e della fede, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010.

[2] Cf. Antonio Livi, Vera e falsa toelogia. Come distinguere l’autentica “scienza della fede” da un’equivoca “filosofia religiosa”, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2012.

[3] Cf. Domenico Alfonsi –Mario Mesolella (ed.), La Beata Angela da Foligno, la metafisica della mistica, Casa Editrice Leonardo da Vinci, Roma 2010.

[4] Cf. Wolfhart Pannenberg, Subjectivité de Dieu et doctrine trinitaire, in L. Rumpf – A. Bieler [ed.], Hegel et la théologie contemporaine, Delacheux et Nestlé, Neuchatel – Paris 1967, pp. 171-189.

[5] Aniceto Molinaro, Annotazioni intorno a una «teologia hegeliana», in Mysterium Christi. Symbolgegenwart und theologische Bedetung. Festschrift für Basil Studer, Studia Anselmiana, Roma 1995, pp. 329-347; ora in Idem, Frammenti di una metafisica, Edizioni Romane di Cultura, Roma 2000, pp. 103-116, ici p. 112)

 

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